Le bras droit est tendu, la main tient fermement la raquette, le bras gauche est quasiment aligné, la tête de profil, le regard déterminé. Dans une chorégraphie de danseuse, capturée dans un noir et blanc épuré, Suzanne Lenglen vient de frapper la balle sous le soleil de Cannes. Nous sommes le 16 février 1926. Le public des grands jours s’est amassé autour du court de l’hôtel Carlton pour assister à ce que la presse appellera « le match du siècle ». L’opposition entre la Française de 26 ans et sa rivale de toujours, l’américaine Helen Wills, 20 ans. La tricolore remportera ce match historique, le seul opposant les deux championnes. Un match, une photo, une icône. On se souvient des grands champions par un cliché, un portrait, une action. Depuis plus de 70 ans, le journal L’Équipe capture ces instants d’anthologie. Un trésor photographique dont une partie est mise aux enchères ce vendredi 9 octobre 2020. 201 photos et planches-contact en vente à Drouot, à Paris.
Le trésor aux 12 millions d’images
François Gille a passé des nuits blanches à faire cette sélection. Le rédacteur en chef photo du groupe a épluché des milliers de clichés des archives. Prévue pour juillet dernier, la vente aurait dû avoir pour thème principal le foot et les Jeux olympiques. Mais la crise sanitaire est passée par là. « On a tout recommencé. Ça a été un crève-cœur », avoue-t-il. Partie remise quand même. Pour ce mois d’octobre, une grande partie des lots est évidemment toujours dédiée à l’univers du ballon rond, rubrique phare du journal. Pour rebondir avec l’actualité, L’Équipe dévoile aussi ses plus beaux clichés du Tour de France et de la terre battue de Roland-Garros. Sans oublier bien sûr le rugby, le basket, la natation, ou encore l’athlétisme… À vrai dire, il faudrait un musée entier pour exposer les 12,5 millions d’images capturées sur plus d’un siècle et conservées par le quotidien sportif fondé en 1946.
L’idée de cette vente vient au moment où le journal fait ses cartons en octobre 2018. Quelques mois avant le déménagement dans de nouveaux locaux, la question des fonds photo se pose : « C’est à ce moment-là qu’on nous annonce qu’une bonne partie du fonds ne pourra pas être déménagée », se souvient François Gille. La course est alors lancée : près de 5 millions d’images sont numérisées en 15 mois : une prouesse (le journal n’avait jusqu’alors numérisé que 5 000 images depuis 2000). Parmi la collection, 300 000 plaques de verre de 1914 sont elles aussi numérisées. Tout ce fond photographique est désormais entreposé dans un lieu tenu secret. Et le trésor est plutôt bien gardé puisque les coups francs de Michel Platini, le revers de Björn Borg ou les paniers de Michael Jordan dorment aux côtés des costumes de l’opéra de Paris, conservés dans le même lieu.
De l’argentique au numérique : la grande révolution de la photo sportive
Pour trouver les perles rares, François Gille a voyagé dans le temps. À la rencontre de l’histoire de la photographie. Avant d’être à la tête du service photo, il a commencé dans les placards des archives. Il y a 28 ans. « Quand je suis arrivé, on était quatre autour d’une table lumineuse, avec un compte-fil, la loupe et on légendait les diapos à la main », se remémore-t-il. Une autre époque. Et pourtant. Le numérique ne s’imposera que dans les années 2000. C’est lors de la finale de ligue des champions Ajax d’Amsterdam – Juventus de Turin de 1996, que les photographes du quotidien testent les premiers boîtiers numériques. Pareil l’année suivante pour le Tour de France. L’argentique avait alors toujours de beaux jours devant lui : « Le maillot jaune n’était pas du tout jaune ! », en rigole encore François Gille rappelant la faiblesse des premiers capteurs numérique. Le basculement à L’Équipe se fera une année plus tard, en 1998. Coupe du monde de football oblige.
À partir de 2000 et les jeux de Sydney, « tout est passé au numérique. Ça a révolutionné la profession. On pouvait avoir une photo des tirs au but pour le lendemain alors qu’avant ce n’était pas du tout possible », rappelle le chef photo. À l’ère de l’argentique, un laborantin accompagnait le photographe pour chaque match : « Il s’installait dans une petite salle près des vestiaires, et il développait 2-3 films. Il transmettait 5-6 photos, pas plus. C’était d’ailleurs courant qu’on fasse la Une avec une photo de la première mi-temps. » Le reste des bobines arrivait ensuite à la rédaction en train, en avion, ou par le photographe, « parfois on passait les photos à un passager », s’étonne encore l’ancien archiviste. Jusqu’à 2005, des reportages en argentique sont toujours réalisés pour le magazine. « Les puristes n’ont pas tout de suite réussi à passer au numérique », relate François Gille. Aujourd’hui, pour un match de foot, pas loin de 1 000 photos sont prises par photographe. Pour un match de l’équipe de France au Stade de France, 4 photographes sont sur le pont : « On reçoit 1000 photos en une heure et demie ! ».
« On oublie l’événement, il reste simplement la beauté artistique »
Alors comment faire le bon choix ? À l’intuition, nous répond François Gille : « Il y a des photos où l’on hésite et parfois, il n’y a pas de doute, malgré le nombre impressionnant d’images que l’on reçoit. » La sélection des 201 photos de la vente a fonctionné aussi au coup de cœur. « Tous les matins, lorsque que je faisais défiler les images en prenant mon café, je tombais sur une pépite », raconte-t-il. On pense à cette photo de 1950 : accroupi, les pieds pataugeant dans la boue d’un terrain du Havre, le footballeur Jean Palluch pose le ballon de cuir devant le pied d’un minot pour lui apprendre à frapper. Touchant, rien d’autre. « On oublie l’événement, il reste simplement la beauté artistique, souligne François Gille. Une photo mythique pour moi, c’est une photo qui réunit tout : un grand moment, qu’elle soit pleine d’émotion et construite parfaitement. Et alors là c’est l’état de grâce ». C’est Usain Bolt au 100 mètres « que l’on se prend en pleine face », c’est la géante Serena Williams en contre-jour dans la chaleur de Melbourne, le visage dans l’ombre et cette goutte de sueur qui perle sur son menton prise par Richard Martin, grand photographe de sport notamment de natation, disparu en juillet dernier. « L’eau amène quelque chose en plus de l’effort que l’on peut photographier, c’est très esthétique. Je travaille pour un journal donc je suis obligé de faire de l’actualité, mais ce qui m’intéresse aussi c’est de faire des photos qui vont rester », déclarait-il.
Souvent boudée par les galeries, la photo sportive a toute sa place dans l’art photographique. Éternelle, universelle, elle livre souvent une force émotionnelle rare. En témoigne la plus belle découverte de François Gille. Un après-midi de février 1948, le XV de France affronte le Pays de Galles chez eux, à Swansea. Le chef photo raconte : « L’arbitre n’arrive pas à faire démarrer le match, la foule impressionnante est au ras du stade. Les joueurs ont les mains dans les poches parce qu’il fait extrêmement froid. L’atmosphère de la photo est folle, la lumière est sublime, elle suggère plein de choses. Je l’adore parce qu’à chaque fois qu’on la regarde, on découvre un nouveau détail. C’était la première fois que l’équipe de France de rugby battait le Pays de Galles chez eux. On est sur une photo de légende parce qu’on sort du sport. » Un match de rugby ? De foot ? De boxe ? Qu’importe. Le sport est fait pour être magnifié par l’image. Le photographe capture ces moments de joie extrême, de souffrance, de larmes, de tragique. Jusqu’à l’état de grâce.