Comment avez-vous découvert la photographie soudanaise?
C’est une longue histoire qui commence au Caire. Une rencontre en 1998 m’incita à me rendre au Soudan quelques mois plus tard. Un pays où j’allais vivre une partie de mon temps jusqu’en 2007 et que je continue d’explorer. Dès mon deuxième voyage, je découvris le studio de Mohamed Yahia Issa (1952). Il me montra de petits tirages d’époque « sous le manteau ».
Pourquoi en cachette?
Depuis 1983, les régimes successifs appliquaient la charia. Le glorieux statut de l’image libre des années 1970 s’y trouva encore plus renversé avec le putch de 1989. Le pouvoir revendiquait un islam rigoriste. Exposer ces photographies aux regards pouvait attirer de réels ennuis aux photographes. Certains avaient même détruit leurs productions. D’autres les planquaient dans les mauvaises conditions locales. J’ai découvert ces trésors calfeutrés au fond d’arrière-boutiques, dans l’humidité, la touffeur et la poussière.
Que montrent ces images de studio?
Sur les clichés de Mohamed, on perçoit nettement une bascule. Après l’indépendance, les productions montrent beaucoup de femmes, souvent décontractées. Elles prennent des poses sur les canapés devant des fonds peints maison, montrent leur magnifique peau, leurs épaules, leurs jambes. On y entendrait presque encore le jazz qui faisait rage dans ces années de paix et les crépitements de la mousse des bières brassées localement. Dès 1983, l’appel à la prière monopolisa le pupitre. L’image fut matée de main de fer et, du Photomaton manuel au manuel militaire, servit servilement la propagande d’état. Les femmes vissèrent leur voile au cou, et ainsi recouvertes de vertus, ne purent désormais voyager que sous tutelle d’un male. La demande de photo-passeport les concerna désormais moins. La photographie devint fonctionnelle. Je demeure fasciné par la production des années 1970. Elle lève le voile sur cette période occultée de grande liberté où on allait au studio comme au bar. La séance photo participait à la fête.
Comment avez-vous rencontré les autres photographes?
Chacun m’en recommandait un autre. Mohamed initia la chaîne. La confiance s’instaura d’emblée. Je fus « adopté », sans doute parce que moi-même photographe et parce que je parlais déjà un peu l’arabe. Il m’emmena au studio de son ami Fouad Hamza Tibin (1952) qui me montra sa production de la même période.
Comment ces photographes appréhendent-ils le médium?
Ils n’ont pas forcément conscience de la mémoire historique que traduisent leurs images car leur considération pour le médium est singulière : nombre de photographes soudanais et tout particulièrement ces deux-là considéraient que le tirage ne concernait qu’eux et le modèle car témoin d’un moment intime. Certains remettent même en cause l’exposition des images à autrui.
Pourquoi cet âge d’or dans les années 1970?
Gaafar Nimeiri, alors au pouvoir, appréciait la photo au point de la collectionner. Il développa dans les années 70 un vaste organe de propagande, un peu l’équivalent de la FSA aux Etats-Unis dans les années 1930. Il fit documenter le territoire : moissons, grands travaux, faits et gestes du gouvernement, parades militaires, fêtes, artisanat, marchés, migrations des nomades, etc. Il y engagea des moyens colossaux.
« Les photographes soudanais étaient de véritables pop-stars ! »
Comment cela s’organisait-il?
De très nombreux photographes furent formés, ce qui explique l’essor soudain de la photo dans ce pays. Ce fut le cas de Abbas Habiballa (1950) qui, comme ses confrères, suivit sa formation à Khartoum puis fut envoyé comme opérateur auprès du gouverneur de sa ville natale. Chaque région fut dotée d’un bureau, d’un laboratoire dernier cri. La production était consciencieusement éditée, documentée, indexée et archivée dans de grands cahiers. Des objets magnifiques !
Comment sont perçus les photographes à cette époque?
De véritables pop-stars ! Les opérateurs attachés aux gouverneurs disposaient de moyens. Ils étaient très enviés et respectés. L’aura dont ils jouissaient imprégna par capillarité corporative leurs confrères installés en ville. Certains, comme Abbas Habiballa, finissaient leurs pellicules chez eux, ce qui donne des images exceptionnelles par un prisme brut de la société soudanaise intime et spontanée. Ces images me donnent souvent l’impression d’être dotées du son et de l’odeur.
Comment est née l’idée de créer Elnour* au milieu des années 2000?
L’évidence de sauver ce patrimoine unique et ces trésors déjà naufragés. J’ai fondé cette structure avec des chercheurs soudanais et étrangers (archéologues, historiens, linguistes, etc.), et les photographes bien sûr. Nous avons défriché ensemble, mené plusieurs sélections dont une conservée en France. Chaque membre (dont moi) demeure propriétaire de ses originaux. Elnour conserve aujourd’hui plus de 20 000 pièces : 12 000 négatifs et tirages de 1890 à nos jours (dont de nombreux portraits), des films, une bibliothèque fournie, des cartes, etc. liés aussi à d’autres territoires ainsi qu’à l’histoire de la photographie.
Quels sont les objectifs de Elnour?
Sauvegarder ce fonds tant pour sa valeur patrimoniale, historique, esthétique que philosophique et le valoriser : faire savoir qu’existe au Soudan une histoire singulière de la photographie, et qu’elle mérite le détour. J’invite chercheurs et étudiants à y puiser. La reconnaissance passe aussi par les expositions, comme en 2005 aux Rencontres de Bamako (Mali) ou 2017 à la Sharjah Art Foundation. C’est un travail de longue haleine. J’émets des propositions aux festivals et institutions. Nous sommes en mesure de présenter au pied levé des expositions incroyables, clefs en main !
Quels autres moyens de diffusion envisagez-vous?
Cette reconnaissance se traduit aussi par des acquisitions de la part d’institutions pérennes, comme le musée du Quai Branly qui a acquis un grand ensemble de Rashid Mahdi et d’Abbas Habiballa. Elle passe aussi par les publications. Trois ouvrages sont actuellement sous maquette : Une histoire de la photo au Soudan, et deux consacrés à Rashid Mahdi (1923-2008) que je considère comme un monument. Deux seront coédités par Kehrer Verlag (Allemagne) & Elnour qui est aussi éditeur depuis 2012.
Propos recueillis par Sophie Bernard
Sophie Bernard est une journaliste spécialisée en photographie, contributrice pour La Gazette de Drouot ou le Quotidien de l’Art, commissaire d’exposition et enseignante à l’EFET, à Paris.
* lumière en arabe
Plus d’informations sur Elnour et Claude Iverné ici.