6 juin 1944. Les troupes américaines prennent d’assaut la plage d’Omaha Beach lors du débarquement de Normandie. Robert Capa est au milieu des GIs. Il témoigne: « Juste avant 6 heures, nous avons été descendus dans notre barge de débarquement et sommes partis pour la plage. Certains garçons vomissaient poliment dans des sacs en papier et j’ai vu que c’était un débarquement civique. Nous avons attendu l’arrivée de la première vague et puis j’ai vu les premiers bateaux de débarquement revenir et le barreur noir d’un bateau tenait son pouce en l’air, ça semblait un jeu d’enfant. On a entendu quelque chose claquer sur notre bateau, mais personne n’a fait attention. Nous sommes sortis de la barge et nous avons commencé à patauger. Puis j’ai vu des hommes tomber et j’ai dû bousculer leurs corps, ce que j’ai fait poliment, et je me suis dit : Mon vieux, ce n’est pas très bon. »
« Au bout de vingt minutes, je réalise soudain que ce n’est pas un bon endroit où être », poursuit Capa. « Les chars constituaient une certaine couverture contre les tirs d’armes légères, mais c’est sur eux que les Allemands tiraient des obus. Je suis tombé à côté d’un soldat qui m’a regardé, et m’a dit : “C’est plus dur que de transpirer dans une ligne droite extérieure.” Un autre soldat a levé les yeux et a déclaré: “Je vois ma vieille mère assise sur le porche, agitant ma police d’assurance.” J’ai commencé à photographier pendant une heure et demie jusqu’à ce que ma pellicule soit terminée. »
On ne compte plus les hommages au grand photographe, cinéaste et reporter de guerre Robert Capa. Il y a pourtant toujours matière à raconter son histoire, preuve que son travail est encore une source importante d’inspiration, et que ses archives renferment des choses inconnues. Comme l’illustre cette anecdote d’exception sur Omaha Beach, l’exposition à Deauville et le livre publié par Atelier EXB sont une véritable immersion dans sa fabrique des images. Ils examinent ainsi la singularité de l’approche de Capa : comment ses images ont été diffusées et publiées, ce qu’elles nous disent de la vie du photographe, et l’influence qu’elles ont eu sur le photojournalisme moderne.
Le spécialiste Michel Lefebvre, journaliste au journal Monde, a travaillé durant plus de 20 ans sur le sujet pour produire ce regard sur l’œuvre de Robert Capa, né en Hongrie sous le nom de Endre Ernő Friedmann et qui a choisi un pseudonyme à consonance américaine pour mieux vendre ses images. « Fondamentalement, ce qui m’intéresse, c’est la guerre civile espagnole parce que je suis le fils d’un républicain espagnol, en dépit du fait que je porte un nom français. Quand mon père est décédé en 1999, je me suis promis de garder des traces de cette histoire qu’il m’a racontée. »
Florilège d’anecdotes
Organisées par ordre chronologique et thématique, les séries présentées dans l’ouvrage alternent entre clichés historiques et documents d’archives, dont un grand nombre de pages des magazines Regards, Vu, Life ou Holiday, avec les images publiées du photographe. Ainsi, 6 grands chapitres retracent et contextualisent le travail de Capa : de la guerre d’Espagne au conflit sino-japonais, de la Russie à la belle vie de Deauville, en passant par la Seconde Guerre mondiale et le débarquement en Normandie. Le livre dévoile le travail du photographe durant les grands conflits du début du 20e siècle mais aussi lors de moments plus paisibles issus du quotidien. « L’analyse du travail de Capa », souligne Michel Lefebvre, « ne serait pas complète sans évoquer ses photos couleur, ses portraits attachants, ses clichés de mode, de tournage de cinéma ou de voyage : un parcours de Deauville à Biarritz, des Alpes à Budapest témoignant de la belle vie qu’il aimait, lui le réfugié, l’apatride, qui avait surtout connu la pauvreté et la guerre. Ce travail du Capa en paix, moins connu que celui du Capa en guerre, dévoile un photographe complet et sensible. »
Tout au long du livre, de courts textes de Michel Lefebvre autant que les légendes des images renferment ainsi un florilège d’informations et d’histoires fascinantes, illustration du travail de fond réalisé par le journaliste, aussi commissaire de l’exposition à Deauville. Les dos des tirages, particulièrement bavards, témoignent notamment de l’importance de la circulation de ces images. « Ce qui est écrit au dos de chaque image explique un certain nombre de choses », explique t-il. « Ces écrits deviennent aussi importants que la photographie en elle-même. »
Tour d’horizon de ces anecdotes relatées par le journaliste. Septembre 1939 : Robert Capa, qui habite à Paris, ferme la grille du 37 rue Froidevaux, face au cimetière du Montparnasse, dans le 14e arrondissement. C’est là qu’il a installé son atelier en 1937. Avec une simple valise, il se rend au Havre pour prendre le bateau pour le Chili. Dans sa poche, il a le précieux visa pour entrer aux Etats-Unis obtenu avec l’aide de Pablo Neruda, alors ambassadeur, le sésame que des milliers d’immigrés espèrent pour fuir la guerre. Il laisse derrière lui, confié à son assistant et ami Csiki Weiss et au voisin Emile Muller, la plus grande partie de son travail, négatifs, tirages, machine à écrire, courriers. Après un long détour, fin 2007, trois boîtes contenant 4500 négatifs réapparaissent à New York, c’est la fameuse « valise mexicaine ».
Capa reviendra en Angleterre en 1941 pour couvrir la guerre. Entre les photos sur les destructions de Londres et les préparatifs militaires, il se livre à ses trois passions : le jeu, l’alcool et les femmes. La journaliste américaine Mary Welsh décrit très bien l’ambiance entre les correspondants de guerre à Londres qui se retrouvent au White Tower, un bar de Soho devenu leur quartier général. Elle écrit : « Bob Capa arriva à Londres pour couvrir la guerre, et l’on put entendre le cœur des femmes battre plus fort dans le bureau de Time-Life. »
Le 6 juin 1945, Robert Capa rencontre l’actrice Ingrid Bergman dans un Paris libre, au Ritz. Il lui a proposé de dîner, et s’est engagée une histoire d’amour, de cinéma et de photographie. L’actrice raconte cette relation avec beaucoup d’humour dans ses mémoires, Ingrid Bergman. My Story (New York, Delacorte Press, 1980), écrits avec Alan Burgess. « Capa parlait le hongrois et cinq langues, on lui a demandé un jour dans laquelle de ces langues il pensait et rêvait. Il a répondu immédiatement, les images. » Parti aux Etats-Unis pour travailler à Hollywood où l’entraîne sa liaison, Capa n’y reste pas et devient photographe permanent pour Life. Bergman raconte également sa rupture avec lui, en 1947 après deux ans de liaison, dans ses mémoires. Il lui fait cette déclaration incroyable : « Je ne veux pas me marier avec toi. Je ne veux pas m’attacher. S’ils me demandent d’aller couvrir la guerre en Corée, que je suis marié et que j’ai un enfant, je ne serai pas capable de leur dire que je n’irai pas. »
L’ultime reportage de Capa date de 1954. Contraint de remplacer un photographe au pied levé, il part pour l’Indochine sans enthousiasme. Il s’envole d’abord pour le Japon puis arrive en Indochine, où la France affronte les communistes d’Hô Chi Minh qui luttent contre la colonisation de leur pays. A Diên Biên Phu, les soldats français résistent désespérément aux assauts des forces du Viêt-minh jusqu’au 8 mai 1954. Dans cette guerre presque terminée, l’armée française joue ses dernières cartes sans illusion. Capa suit une unité qui patrouille dans les rizières, nous sommes le 25 mai. Le reportage de John Mecklin, le journaliste qui l’accompagne, occupera deux pages dans le numéro de Life du 7 juin 1954. Il y raconte cette terrible journée. « Capa gisait sur le dos, la jambe déchiquetée, à trente centimètres environ d’un trou creusé dans le sol par l’explosion. Il avait aussi une grave blessure à la poitrine. Sa main gauche était crispée sur un appareil photographique. Je me mis à épeler son nom. A la deuxième ou troisième fois, ses lèvres remuèrent légèrement comme celle d’un homme dérangé dans son sommeil. Ce fut son dernier mouvement. »
Une archive élargie
De nombreuses photographies inédites sont publiées dans le livre. Elles sont issues de la collection privée Golda Darty et des archives de l’agence Magnum. Une rareté. À la base de toutes les publications sur Capa, il y a la collection des tirages modernes qui a été constituée dans les années 1990 par son frère, Cornell Capa, pour aboutir à un choix officiel de 937 photographies. Ce qui constitue le corpus de l’œuvre de Robert Capa. Tous les livres qui ont été faits par la suite sont donc extraits de ce choix.
L’International Center of Photography (ICP), à New York, le centre de recherche et de documentation fondé en 1974 par Cornell Capa, détient 70 000 négatifs et de nombreux tirages de Capa. « Ce livre est différent des autres », explique Michel Lefebvre. « Dans la mesure où il part, non pas du choix officiel de l’ICP, mais d’une collection privée de tirages originaux qui ont, pour certains, une valeur patrimoniale importante, étant donné que l’ICP ne les a pas. Cette collection Golda Darty a été constituée ces cinq dernières années à partir, non seulement de photographies, mais aussi de livres originaux, de journaux, de magazines qui ont publié les photos de Robert Capa de son vivant et d’un Leica lui ayant appartenu. J’ai complété ma sélection en fouillant longuement dans les archives de l’agence Magnum, à Paris, qui possède également des tirages, et j’en ai choisi une quarantaine. Ce qui me ferait plaisir, surtout, c’est que les gens qui achèteront le livre aillent au-delà de l’usage d’un livre de photos que l’on feuillette, pour lire les textes et comprendre ce que l’on a voulu dévoiler sur l’histoire de Robert Capa, l’inventeur du photojournalisme moderne. »
Robert Capa – Icônes est publié par Atelier EXB et est disponible au prix de 45 euros.
L’exposition éponyme est à voir aux Franciscaines à Deauville, jusqu’au 13 octobre 2024.