Comme toute bonne bande-annonce, celle de Shaft (1971), est accompagnée d’une accroche qui réussit à faire de l’ombre à Sean Connery et Steve McQueen : « Shaft. Plus chaud que Bond. Plus cool que Bullitt. Interdit au moins de 17 ans. Alors si vous voulez voir Shaft, demandez à votre maman ». Le film, sorti au milieu d’un flot de polars à flics machos, met en scène un héros qui ressemble beaucoup aux autres limiers solitaires de l’époque : doué avec ses poings, les armes, les femmes et jamais avare d’une punch line. Mais le réalisateur de Shaft bouleverse le genre en confiant le rôle principal à une star noire, inversant l’éternelle dynamique du pouvoir de l’homme blanc, et jetant ainsi les bases de ce qui allait devenir la « Blaxploitation ».
Le réalisateur du film n’est autre que Gordon Parks, poète, auteur, compositeur et, bien sûr, reporter mondialement connu de LIFE, qui fut, pendant des décennies, le seul photographe noir de l’équipe du « magazine de l’Amérique ». À l’occasion du 50e anniversaire de la sortie de ce film culte qui demeure un monument de la culture pop un demi-siècle plus tard, la galerie Howard Greenberg organise à New York, à partir du 8 octobre, une exposition intitulée « A Choice of Weapons » (Le choix des armes), qui se focalise sur l’approche cinématographique que Parks avait de la photographie.
Il est intéressant de noter que Shaft sort l’année précédant la fermeture de LIFE, pilier de l’actualité, de la culture et des célébrités américaines durant plus de 30 ans ; peut-être Gordon Parks a-t-il senti qu’une forme de narration cédait la place à une autre. Voici six photos de l’exposition illustrant la vision cinématographique de Parks, et son influence durable.
Lookout
Le 1er novembre 1948, le premier reportage de Parks pour LIFE – une immersion dans l’intimité de Red Jackson, adolescent et chef de gang à Harlem – se retrouve dans les kiosques à journaux et sur la table de la cuisine des Américains. Le texte accompagnant les images décrit Parks, alors âgé de 36 ans, comme « un jeune photographe noir » qui a su gagner la confiance du gangster « et l’a suivi au cours de six semaines mouvementées afin de documenter la misérable existence de Red Jackson ». Si les photos prises par Parks au cours des années précédentes avec la Farm Security Administration (organisme américain chargé d’aider les fermiers touchés par la Grande Dépression) étaient fascinantes, son approche de la narration était en train de changer. « L’image de Red à la fenêtre mêle mystère, humanité et beauté en un instantané », explique Alicia Colen, codirectrice de longue date de la galerie. « Un splendide jeune homme regarde par une fenêtre cassée. Et, à première vue, impossible de savoir s’il s’agit d’un voyou, ou pourquoi le carreau est dans cet état. » Ici, Gordon Parks ne nous raconte pas l’histoire en une seule image ; au contraire, tel un réalisateur conscient des scènes à venir, il distille les informations, sachant que le cliché suivant complètera le tableau du monde qu’il nous dépeint. Une autre image magnifique (et tout aussi ambiguë) de la même session montre un adolescent coiffé d’un Borsalino immaculé, agenouillé, une brique à la main. Est-il en train de construire quelque chose ? De réparer un truc ? Seul le texte révèle que son gang est assiégé ; et que la brique est une munition, au cas où ses rivaux découvriraient sa planque.
Lumière, caméra, action
1967 à Harlem, un instant à la fois chaotique et mouvementé, une scène indécise montrant de jeunes hommes la nuit. Cette image, qui fait la part belle à la poésie visuelle, est dépourvue des informations chères aux photojournalistes de l’époque, et « ne répond pas aux canons de la photographie documentaire », déclare Colen. « On ne voit pas leur regard. Ni par qui ils sont poursuivis. » Le cliché est davantage axé sur la lumière fantomatique qui filtre à travers ces corps, les reflets brillants sur leurs vêtements, la sensation de mouvement de ces ombres inquiétantes. Dans un film, toutes les informations ne tiennent pas en une seule image ; l’angle change, la lumière se modifie, la perspective aussi – tout cela peut construire plusieurs récits pour le spectateur. « Je ne sais pas s’il s’agit de l’influence de Gordon sur le cinéma ou de l’influence du cinéma sur Gordon », commente Colen. « Mais il pense ici d’une manière différente, privilégiant le côté dramatique et l’interprétation. Il réfléchit en cinéaste. »
Des affaires loufoques
À un moment au cours de sa longue et extraordinaire carrière, l’approche de Parks est-elle devenue ostensiblement cinématographique ? Peter Kunhardt Jr, directeur de la Gordon Parks Foundation, évoque le reportage historique qu’il a réalisé en 1957 pour LIFE, intitulé « L’atmosphère du crime », et pour lequel cette image d’un homme soupçonné de trafic de drogue en train d’être fouillé à Chicago a été réalisée. Parks a passé six semaines à photographier les bas-fonds de quatre grandes villes du pays. Ce reportage est révolutionnaire à bien des égards. Non seulement c’est le premier réalisé en couleurs sur la pègre, mais ses clichés tout en nuances de la police et des différentes communautés – et des relations tendues qu’elles entretiennent – ont ébranlé l’idée que les lecteurs se faisaient de la « criminalité ».
Par ailleurs, ce que Parks a vu dans des voitures de police ou en escaladant des escaliers de secours, témoin de toutes sortes de violences – et, surtout, la manière dont il l’a vu – a inspiré sa vision pour Shaft. Parfois très directement : l’une de ses photos montre deux inspecteurs blancs de Chicago dans un hall d’immeuble sordide, défonçant la porte de l’appartement d’un résident noir. Quatorze ans plus tard, le même plan se retrouve dans le film, sauf que Parks fait enfoncer la porte par l’inspecteur noir John Shaft. Avec ce film, explique Kunhardt, « Gordon a fait l’une des choses dans lesquelles il s’était spécialisé à LIFE, à savoir raconter des histoires de Noirs avec des protagonistes Noirs à destination du grand public. Il a fait Shaft pour le grand public Noir, mais il a aussi su le réaliser à travers un prisme pour le public blanc ». Sans oublier l’autre grand mérite de Shaft : avec, Parks a enfoncé les portes d’Hollywood pour les futurs cinéastes Noirs.
Big Sky
Si Shaft est certainement le film le plus célèbre de Gordon Parks, ce n’était pas son premier. Deux ans auparavant, il a écrit et réalisé Les Sentiers de la violence, inspiré de son roman semi-autobiographique homonyme. Cette photo a été prise dans une rue de Harlem près de deux décennies avant le tournage du film. Ici, Parks mise sur le ciel, ne laissant au spectateur que peu de références visuelles sur l’endroit où se déroule l’action. Et si tous dans le cadre regardent fixement quelque chose, Parks ne nous donne aucun indice quant à l’objet de leur attention. « C’est une photographie où l’on imagine volontiers une caméra passant devant ces individus », explique Colen. Comment utiliser un appareil photo comme une caméra ? « Je pense qu’il faut simplement un cerveau, une créativité, une esthétique et une approche différente », détaille Colen. « Et selon moi, cette approche se trouve être celle de Gordon. »
Angles alternatifs
Décrivant cette image surprenante et un rien voyeuriste – également tirée du livre de photos The Atmosphere of Crime, paru en 1957– (non traduit) – Kunhardt dit que « l’on sent que Gordon raconte une histoire et qu’il le fait à la manière d’un cinéaste qui filmerait depuis une voiture, mais en regardant depuis les toits, à travers la fenêtre ». Et il s’avère que la première scène de Shaft est un plan plongeant, d’une hauteur et d’un angle similaires, du héros se frayant un chemin dans la circulation new-yorkaise. Gordon Parks a aussi réalisé de luxueux reportages de mode pour Vogue, et l’on constate ici l’attention qu’il porte aux couleurs, les bleus des policiers, du suspect et de la voiture étant assortis. « Les couleurs », dit Colen, « semblent comme chorégraphiées. J’y vois une photographie documentaire façonnée par la vie. Son angle est également intéressant. Si c’était un film, le plan suivant serait tourné à travers le pare-brise arrière de la voiture qui les précède, alors qu’ils se dirigent vers le panier à salade. »
Fondu au noir
L’exposition de 27 images à la galerie Greenberg s’intitule « A Choice of Weapons » (Le choix des armes), en référence à cette citation percutante de Gordon Parks : « J’ai pris un appareil photo parce que c’était mon arme contre ce que je déteste le plus : le racisme, l’intolérance et la pauvreté. » Il choisira cette phrase comme titre de son autobiographie, publiée en 1966, et c’est également celui d’un nouveau documentaire de HBO qui s’intéresse aux jeunes militants qu’il a inspirés au fil des décennies. Mais dans le contexte de cette exposition, cela prend une autre tournure : le choix entre un appareil photo et une caméra, avec lequel Parks joue dans cette image de Red Jackson, le jeune chef de gang de Harlem. « Je n’ai jamais vu un cliché comme celui-ci dans une œuvre documentaire photographique », déclare Colen. « On n’a pas l’impression qu’il est conçu pour raconter ce qui vient de se passer ou ce qui va arriver ensuite. On a le sentiment qu’il doit conclure une histoire, comme une note de fin. » Une image prise de si près que l’on entend presque les pas de Red claquer sur le pavé, une espèce de générique de fin alors que le héros se dirige vers le soleil couchant.
Par Bill Shapiro
Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine LIFE. Instagram : @Billshapiro.
L’exposition « Gordon Parks : A Choice of Weapons » est présentée à la galerie Howard Greenberg, 41 East 57 Street, 8e étage, à New York, du 8 octobre au 23 décembre 2021.