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Ed Clark, légende de Life, en six photos

Keith Davis, historien de la photographie et ancien conservateur photo en chef du Nelson-Atkins Museum of Art, à Kansas City (Etats-Unis), nous raconte six œuvres phare tirées de son nouveau livre sur Ed Clark, l’un des plus prolifiques photographes du magazine Life, mais aussi l’un des moins connus.

Les années 1940 et 1950 marquent l’âge d’or de Life : le lectorat atteint des sommets, la couverture domine chaque semaine les conversations du dîner dans les foyers américains, et ses photographes, tels des rock-stars, parcourent le monde en jet, menant grand train, envoyés sur des missions interminables. Naturellement, ils portent des noms inoubliables, qui reflètent leurs personnalités tout aussi marquantes : Margaret Bourke-White, J.R. Eyerman, Eisie… Et puis il y a Ed Clark, photographe discret et travailleur, originaire du Tennessee, dont le nom est aussi mémorable que celui d’un employé de station-service sur la Route 66.

Certes largement passé sous silence, Clark est cependant un maître absolu, et pendant ses 22 longues années de carrière, il apportera une contribution étonnante au magazine, couvrant quelque 500 événements. En feuilletant les deux tomes du passionnant livre Ed Clark: On Assignment, publié chez Steidl, on a l’impression de plonger en plein cœur de Life. Les 340 pages du premier tome sont consacrées au parcours époustouflant de Clark. Sur plus de 300 pages, le second nous montre les carnets de ce dieu de la photographie. Tickets de toutes les couleurs, télégrammes envoyés par le siège, vieux reçus d’hôtel et coupures de journaux nous dévoilent les coulisses de sa vie à son apogée.

Peter Kunhardt, Jr., qui a co-publié l’ouvrage, se souvient d’une journée en 2007, alors qu’il rend visite à la veuve du photographe. « Les photos d’Ed recouvraient tout, du sol au plafond. Dans chaque placard s’empilaient des cartons Ilford, bourrés de clichés. » Directeur exécutif de la Gordon Parks Foundation, Peter Kunhardt se voit rapidement confier l’archive Ed Clark. En 2014, il prend contact avec Keith Davis, alors conservateur photo en chef du Nelson-Atkins Museum of Art, à Kansas City. Pour Keith Davis, « la carrière de Clark crée une fenêtre sur Life magazine, son impact, celui de ses photos, l’identité de son lectorat, sa place de poids dans la société américaine ».

Il commente ici pour Blind six clichés marquants, tirés du livre Ed Clark : On Assignment.

Out to dry

Camps de travailleurs agricoles, New Jersey ou Floride, 1942-1943
© Ed Clark. Avec l’aimable autorisation de la Fondation Meserve-Kunhardt.

Ce cliché montre une femme en train d’étendre sa lessive. C’est une tâche des plus ordinaires et Ed Clark en fait une photo mémorable. C’est là toute la magie de son travail. « Sa vision est assez moderniste », fait remarquer Keith Davis. « Elle marque un lien clair avec le style évocateur de la Farm Security Administration : il est accroupi et regarde vers le haut, et le personnage a des allures presque héroïques. On remarque aussi la géométrie merveilleuse et complexe des vêtements suspendus sur la corde à linge. » Encadré par les habits plus sombres, avec la jupe gonflée par le vent tout comme les vêtements mis à sécher, le cliché est parfait. Mais pour Keith Davis, il revêt une importance toute particulière : « En tant que photographe, Ed Clark n’avait que faire d’affirmer un style identifiable et autographique. Il voulait prendre des photos qui répondaient précisément à la mission globale du magazine et aux goûts de son lectorat. C’est d’un niveau de compétence stupéfiant, un peu comme s’il était le plus grand acteur de tous les temps. Ça n’a rien à voir avec le style très particulier d’Eugene Smith, qui se sentait investi d’une mission. Dans son cas, son obsession a fini par l’empêcher de travailler pour Life magazine. » C’est cette particularité d’Ed Clark qui a attiré Keith Davis sur ce projet. « Ed Clark est le plus représentatif de tous, parmi les photographes de Life magazine, c’est indéniable, déclare-t-il. J’ai trouvé que ce livre était l’occasion de rentrer au cœur de ce que représente pour moi la photographie chez Life. »

Going Home

Incarnant le chagrin d’une nation, Graham Jackson joue tristement Goin ‘Home pour le président Roosevelt pour la dernière fois, Warm Springs, Géorgie, 1945
© Ed Clark. Avec l’aimable autorisation de la Fondation Meserve-Kunhardt.

Keith Davis souligne que paradoxalement, les contributions d’Ed Clark sont souvent restées dans l’oubli, alors qu’il était l’essence même de Life. Ce cliché en est l’exemple frappant, car c’est à un autre membre de l’équipe qu’il est initialement attribué. La photo est prise alors que le cercueil contenant la dépouille du président Franklin Delano Roosevelt passe à Warm Springs, en Géorgie. Ed Clark se tient parmi plus d’une centaine de confrères, observant ce que tout le monde considère comme l’événement principal. Keith Davis dépeint la scène : « Pendant quelques secondes cruciales, Clark se retourne et photographie ce qui se trouve derrière lui. Et ça, c’est la rangée de spectateurs, dont Graham Jackson, en larmes, qui joue “Going Home” à son accordéon. En capturant cet instant, Clark a trouvé une image qui, symboliquement, est plus puissante qu’une simple photo d’un cercueil. Elle raconte l’attachement de tant d’Américains et d’Afro-Américains pour ce président. C’est ce que font les grands photographes, poursuit-il. Ils ne se contentent pas de rendre compte des faits. Ils les portent aux nues. » Pour Keith Davis, c’est indubitable : dans cette Amérique du milieu du siècle, « il s’agit là d’un des chefs-d’œuvre marquants du photojournalisme ».

A Painter in Paris

Artiste de Montmartre, Paris, France, 1946 © Ed Clark. Avec l’aimable autorisation de la Fondation Meserve-Kunhardt.

À quoi pensent les Américains quand ils évoquent Paris ? Cette photo s’en rapproche. En 1946, Ed Clark se rend dans la capitale française pour photographier la cité, de sa propre initiative, alors qu’elle commence lentement à se remettre de la Seconde Guerre mondiale. Son œil plonge à travers les lumières et l’atmosphère tamisées, observant les sites les plus emblématiques pour les touristes : la tour Eiffel, les Champs-Élysées, ou encore ce cliché, pris à Montmartre, d’un peintre avec une cigarette accrochée aux lèvres, comme par magie. Les photos de cette série, déclare Keith Davis, sont « plus artistiques, plus picturales » que son travail habituel pour Life. « Pour moi », explique-t-il, « le fond ressemble à un tableau. On a l’impression qu’il s’aplatit et blanchit légèrement, comme si la scène entière était une peinture, et visuellement, c’est plutôt intéressant. » Et l’on peut dire que ce sens de l’art qui capture l’art représente un summum, que les lecteurs ne retrouvaient que rarement dans Life.

Meeting Marilyn

Marilyn Monroe, 24 ans, à Griffith Park, Los Angeles, Californie, 1950
© Ed Clark. Avec l’aimable autorisation de la Fondation Meserve-Kunhardt.

Cette photo et tout le shooting n’ont jamais été publiés dans Life. Elles sont restées dans l’archive du magazine, oubliées, pendant près de 60 ans. En 1950, au moment de la prise de vue, Ed Clark vit à Los Angeles et Marilyn Monroe n’est qu’une actrice inconnue parmi tant d’autres. Personne ne sait comment l’affaire a commencé, mais pour Davis, la date « suggère que personne, au siège de New York et à cette époque, n’aurait demandé à qui que ce soit d’aller prendre des photos de cette jeune starlette, car elle n’était tout simplement pas encore connue ». Ce qui est remarquable, dans ce portrait, c’est ce que la jeune Marilyn y apporte, à savoir une véritable image de marque, douée d’une certaine intelligence. On la voit, en train d’étudier un script, comme si elle lançait aux producteurs: « Je ne suis pas simplement belle, je suis prête ! ». Et de plus, signe annonciateur, elle porte une chemise brodée d’un monogramme.

Mathew Brady’s Camera

Burke’s Station photographié avec l’appareil photo de Mathew Brady,
près d’Alexandria, Virginie, 1957 © Ed Clark. Avec l’aimable autorisation de la Fondation Meserve-Kunhardt.

En 1957, Ed Clark se lance dans une série au concept audacieux, avec un appareil ayant appartenu à Mathew Brady, pionnier de la photographie à l’époque de la guerre de Sécession. Il photographie le Washington Monument, à l’instar de Mathew Brady, une gare en Virginie, que l’on voit ici, ainsi que le président Eisenhower, avec une exposition de six ou sept secondes. Mais comme l’explique Keith Davis: « L’appareil de Brady n’est pas l’élément le plus important. Il utilise surtout le même procédé que Brady, l’ambrodion, et ce n’est pas facile. Le procédé au collodion humide n’est employé que jusqu’aux années 1880, ce qui signifie qu’il ne reste plus personne pour fournir des explications à Ed Clark. Il a dû lire des manuels, mener des recherches en chimie, et faire de nombreux essais avant de maîtriser la technique ». On peut voir là le tout début de l’intérêt de masse pour l’histoire de la photographie, et avec cette initiative, Ed Clark apparaît comme un véritable précurseur du mouvement de passion pour le renouveau des techniques anciennes. « Personne ne faisait rien de semblable à l’époque », précise-t-il.

Peek-a-Boo Kennedy

Le sénateur Kennedy et bébé Caroline à la maison de la rue Nord, Washington, D.C., 1958
© Ed Clark. Avec l’aimable autorisation de la Fondation Meserve-Kunhardt.

Oui, c’est une photo de bébé. Mais c’est également une photo politique. Elle est prise en 1958, et Caroline Kennedy n’a que quelques mois d’existence. Son père est sénateur, et lorgne sur la Maison Blanche. Il est également catholique, caractéristique controversée à l’époque, et à 41 ans, il est très jeune : son prédécesseur, le président Eisenhower, a 71 ans lorsqu’il quitte le Bureau ovale. Jackie refuse de laisser entrer un photographe dans la chambre du bébé, mais JFK parvient à s’imposer. « Kennedy se montre très malin », explique Keith Davis. « Il comprend que la photo ne le représentera pas simplement en tant que personnage public, mais comme parent, comme père, un homme jeune et plein de vie. Il sait parfaitement que si la photo est publiée dans Life, des millions de personnes la verront. » Naturellement, si la séance a lieu, estime Keith Davis, c’est parce que Clark est un homme « bienveillant, plein d’empathie, à la voix douce, il inspire la confiance ». Il n’y a que lui pour se faire accepter ainsi. Quant au cliché lui-même, il dégage une chaleur, une impression d’intimité incroyable, avec cette étincelle de reconnaissance, dans les yeux du bébé, à laquelle chacun peut s’identifier. Chez JFK, nous aussi, nous retrouvons quelque chose d’unique et de remarquable.

Par Bill Shapiro

Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef de Life magazine ; compte Instagram : @billshapiro.

Ed Clark, On assignment
Keith F. Davis et Peter W. Kunhardt, Jr.
Chez Steidl
$185 (prix US)
Livre disponible ici.

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