Manoocher Deghati a été le témoin de nombreux incidents dans sa vie. Son histoire débute dans son Iran natal, d’où il partira, pour passer les 30 années suivantes à photographier les principaux événements mondiaux, dans un nombre incalculable de pays: Costa Rica, Égypte, Israël, France, Afghanistan, Kenya, Somalie, Ouganda, Bangladesh…
Ses premiers reportages restent pour autant les plus intenses à ses yeux. « Les événements les plus forts que j’ai couvert se sont déroulé au tout début de ma carrière : la révolution iranienne et la guerre Iran-Irak qui a suivi, que j’ai couverte jusqu’en 1985, année où j’ai dû fuir mon pays à cause de mon travail de photographe », raconte t-il. « Non seulement le conflit a eu lieu dans mon propre pays, et j’avais des membres de ma famille et des amis qui ont été touchés, mais c’était aussi l’une des guerres les plus atroces de ces dernières années, avec environ 1 million de morts. »
Les zones de guerre ne sont pourtant pas un premier choix de carrière. Manoocher Deghati s’intéresse à l’origine à l’image en mouvement, et débute sa carrière en cherchant à devenir cinéaste. À son retour en Iran, les événements qui ont lieu dans le pays l’attirent presque naturellement vers la photographie. « Mon premier amour est en effet le cinéma. Très jeune, je suis tombé amoureux du cinéma italien, en particulier du néoréalisme. Alors j’ai voulu devenir caméraman. Après le lycée, j’ai fait mes valises, pris un train de 10 jours pour Rome et me suis inscrit à l’école de cinéma de Rome où j’ai étudié la réalisation cinématographique. De retour en Iran, je me suis tourné vers la photographie pour documenter les mouvements sociaux et la révolution, car un appareil photo était tout ce que j’avais sous la main. »
À Téhéran, Deghati commence par errer dans les rues de la ville alors que la révolution iranienne sévit autour de lui. Le peuple descend dans les rues pour protester contre la corruption, contre le Shah qui dirige le pays, et pour la mise en place d’une démocratie. Le Shah réagit en envoyant des soldats dans les rues pour réprimer les manifestations. Souvent avec des conséquences violentes.
Comme le raconte un passage du livre, Deghati lui-même, malgré son rôle de photographe, n’est pas à l’abri. Un camion ouvert, rempli de soldats, passe lentement devant lui, son moteur diesel rugissant. En le voyant, l’un des soldats sur le plateau du camion charge son fusil et tire sur lui. Il entend alors les balles siffler des deux côtés de sa tête mais n’est miraculeusement pas touché, les balles frappant le mur derrière lui. De la poussière et des éclats de béton le frappent au visage. Il se jette immédiatement à terre, cherchant un abri. Mais le camion s’est éloigné, hors de vue.
Les passants se précipitent en direction de l’homme au sol : « Oh mon Dieu, ils lui ont tiré dessus ! » D’autres voix s’élèvent : « C’est un shahid, un martyr ! »
Manoocher Deghati lève la tête et regarde autour de lui. « Non, je ne suis pas un martyr », dit-il. « Ils ont raté leur cible. Ce n’est pas grave, je vais bien. »
Le photographe est en vie mais choqué que ce soldat lui ait tiré dessus sans raison apparente. Jusqu’à ce qu’il réalise qu’il a été pris pour cible parce qu’il prend des photos. L’idée que les autorités craignent alors son travail de photographe ne fait que renforcer sa détermination à documenter les événements.
Manoocher Deghati continue de photographier la révolution iranienne, puis la guerre qui s’ensuit entre l’Iran et l’Irak, jusqu’à ce qu’il soit contraint de fuir l’Iran en 1985. Il travaille ensuite pour plusieurs agences de photographie, dont Sipa, Black Star et l’AFP, ainsi que pour les Nations Unies. Il devient également directeur de la photographie pour l’Associated Press au Moyen-Orient.
En 2002, il fonde l’Institut de photojournalisme AINA à Kaboul, en Afghanistan. L’objectif de l’organisation est de former des photojournalistes et de soutenir le développement du photojournalisme au Moyen-Orient. Parallèlement, il continue à développer son propre regard humaniste sur les événements du monde.
Les textes poignants du livre illustrent un autre aspect d’Eyewitness qui le différencie de la plupart des autres livres de photographie. Au lieu d’une biographie standard du photographe, l’histoire de Manoocher Deghati est racontée sous la forme d’un roman historique, écrit par sa femme, Ursula Janssen. C’est une histoire captivante, d’autant plus puissante qu’elle contient toutes sortes de vérités. Associée aux photographies, l’ensemble forme un objet particulièrement captivant à parcourir.
« Ma femme Ursula est archéologue et auteure. Elle a publié plusieurs romans historiques », explique Deghati. « C’est elle qui a eu l’idée d’écrire un roman sur ma vie, avec son style d’écriture. Une biographie sous forme de roman, qui couvre également des événements historiques relativement récents. Nous avons travaillé sur ce texte durant le confinement et la pandémie de Covid-19. Le soir, je racontais à ma femme des épisodes de ma vie, elle prenait des notes et écrivait donc le livre. »
Ursula et Manoocher se sont rencontrés alors qu’il travaillait pour le magazine National Geographic. En 2002, le magazine l’a envoyé en Syrie pour un reportage sur une importante découverte archéologique, sur laquelle travaillait Ursula. Ils ne se sont jamais quittés.
Aujourd’hui, avec ce livre, Manoocher Deghati espère que les lecteurs retiendront une chose assez simple de son travail: le fait que les photojournalistes créent des documents historiques qui comptent au moment même où ils prennent leurs images, mais aussi et surtout des années ou des décennies plus tard.
C’est surtout l’histoire d’une indestructible joie de vivre qui met à nu la nature de l’oppression et célèbre la poursuite inlassable de la liberté. Bien qu’il ait été témoin de scènes très violentes et de crises humaines tout au long de sa carrière, Manoocher Deghati reste optimiste quant à notre monde et à son avenir, et perpétue un esprit commun à de nombreux photojournalistes. « Je préfère me définir comme un photographe de paix que comme un photographe de guerre », affirme t-il. « Il est vrai que j’ai couvert de nombreuses guerres, conflits et problèmes sociaux graves, mais toujours pour les dénoncer. Mon objectif est de dénoncer la guerre afin de propager la paix. Mais en même temps, j’ai toujours voulu montrer le côté humain des civils en conflit, non seulement pour montrer la victimisation, mais aussi la dignité, les moments de joie et de bonheur et les histoires individuelles. Je pense que toutes les guerres que j’ai vues ne m’ont pas laissé amer mais optimiste quant à l’humanité en chacun de nous. »
Eyewitness est édité par Sarah Leen et conçu par Joao Linneu. Le livre est bilingue en français et en anglais. Il est publié par FotoEvidence et sortira en septembre prochain. Il est disponible au prix de 80€ sur le site web de FotoEvidence.