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Andres Serrano, l’Amérique par-delà le bien et le mal

Les portraits de l’enfant terrible de la photographie américaine s’exposent jusqu’au 20 octobre au musée Maillol, à Paris. Une rétrospective essentielle pour comprendre les fractures profondes qui divisent les Etats-Unis à la veille de l’élection présidentielle, le 5 novembre prochain.

Qu’ont en commun le rappeur Snoop Dog, une mini-Miss à la chevelure platine en tenue de poupée, un sans-abri du métro new-yorkais, un proxénète anonyme au visage balafré et le businessman Donald Trump, ex-star de la téléréalité devenue président ? Tous sont Américains, pittoresques et excessifs, à la marge ou au sommet de l’American Dream. Des spécimens sublimés par l’objectif d’Andres Serrano qui les fait poser nimbés de lumière, regard tourné vers le ciel, tels d’extravagantes pietas pop.

Si la superposition de ces deux registres – liturgie d’un côté, culture populaire de l’autre – peut surprendre, elle n’a rien d’étonnant quand on connaît l’œuvre de Serrano, influencée depuis ses débuts par la peinture classique et baroque, et hantée par la religion, la mort et la violence. Lui-même se revendique « chrétien et patriote ». N’en déplaise aux censeurs de sa photographie la plus polémique, Piss Christ, exposée à Paris et représentant un crucifix plongé dans le sang et l’urine, vandalisée à plusieurs reprises par le passé.

Piss Christ (Immersions), 1987
Piss Christ (Immersions), 1987 © Andres Serrano

Pas de quoi effrayer Michel Draguet, commissaire de l’exposition au musée Maillol, hostile à toute forme de censure. « Je ne suis pas pour restreindre le champ de la liberté artistique mais pour l’accompagner. » D’où la mise en place d’un audioguide dans lequel Andres Serrano explique clairement sa démarche. De ce parfum de scandale, l’artiste se dit « très heureux d’avoir provoqué une certaine réflexion, même si je n’en avais pas l’intention, parce que cela signifie que l’œuvre est riche en sens et interpelle les gens ».

La face obscure de l’Amérique

Ames sensibles, s’abstenir. La visite de l’exposition est un grand-huit émotionnel. On s’émerveille la série sur les peuples natifs de l’Amérique, maquillés et photographiés dans leurs habits d’apparat traditionnels ; on s’émeut devant les portraits lourds d’humanité de sans-abris new-yorkais, aussi démunis que dignes ; avant de se figer, glacé, face au canon menaçant d’une arme à feu en très gros plan, pointant derrière nous un drapeau américain ensanglanté. Un symbole sacré aux Etats-Unis, mis en lumière déchiqueté et profané.

Ruger .22 Long Rifle Mark II Target II (Objects of Desire), 1992
Ruger .22 Long Rifle Mark II Target II (Objects of Desire), 1992 © Andres Serrano
Chuckling Charlie The Laughing Robot (The Robots), 2022
Chuckling Charlie The Laughing Robot (The Robots), 2022 © Andres Serrano
"Flag Face" Circa 1890 American Flag (Infamous), 2019
“Flag Face” Circa 1890 American Flag (Infamous), 2019 © Andres Serrano

Cet ensemble de tableaux photographiques dessine le portrait collectif d’une Amérique apolitique mais fiévreuse. « Contrairement aux idées reçues, Serrano n’est pas un artiste démocrate dont l’objectif serait de couler l’aile républicaine. Il n’est pas hostile à Donald Trump. Ce qu’il montre, avec empathie, c’est une certaine Amérique traversée par beaucoup de dépit : celle des déclassés, des ouvriers oubliés par la gauche, des Noirs victimes du racisme, des hommes blancs effrayés par leur perte de pouvoir. L’Amérique des laissés-pour-compte. » 

Eveilleur de consciences, Andres Serrano use de la perfection plastique de ses images comme d’un trompe-l’œil. « Ses images sont doublement dérangeantes car elles jouissent d’un statut esthétique, d’un travail très raffiné alors que le sujet est révulsant, comme ses photographies des membres du Klu Klux Klan jouant sur l’épure et la géométrie des capuches, sur les ombres et la lumière », poursuit Michel Draguet. Chez Serrano, la beauté formelle de la forme vient souligner la cruauté du fond.

Klansman, Knight Hawk Of Georgia Of The Invisible Empire IV (The Klan), 1990
Klansman, Knight Hawk Of Georgia Of The Invisible Empire IV (The Klan), 1990 © Andres Serrano
Donald Trump (America) , 2004
Donald Trump (America), 2004 © Andres Serrano

Du rêve au cauchemar

Ce n’est pourtant pas l’image qui est violente, semble nous dire l’artiste, mais bien la réalité historique et sociale américaine. En témoigne cette photo insoutenable d’un homme noir nu, pendu et mutilé, exhibé au regard de l’Amérique blanche bien-pensante et sûre de son droit. La photographie recadrée en grand format, de loin la plus choquante de toute l’exposition, est la seule à n’être pas une mise en scène de l’artiste mais bien un document d’époque, ayant servi de décoration pour le dos d’une carte postale dans les années 1910. Une vision de l’Amérique sans fard cette fois, dans ce qu’elle a de plus abjecte. 

L’exposition s’achève sur les Trumperies – une collection d’objets labellisés par les multiples compagnies de Donald Trump, allant de la vodka à une ligne aérienne en passant par une université privée, des mugs, casquettes et peluches à son effigie. Ou cette ligne de déodorant sobrement intitulée… Success ! Le rêve américain à la sauce mercantile. « [Trump] a passé sa vie à se promouvoir lui-même, ses casinos, ses produits, son nom. (…) Finalement, le gagnant est celui qui fait le plus parler de lui, en bien ou en mal », constate Andres Serrano.

Homicide (The Morgue), 1992
Homicide (The Morgue), 1992 © Andres Serrano
Bertha (Nomads), 1990
Bertha (Nomads), 1990 © Andres Serrano
“Black Dolls - Larry” Vintage Rag Doll (Infamous), 2019
“Black Dolls – Larry” Vintage Rag Doll (Infamous), 2019 © Andres Serrano
Semen and Blood III (Bodily Fluids), 1990, Exhibition Print, ID25939
Semen and Blood III (Bodily Fluids), 1990, Exhibition Print, ID25939 © Andres Serrano

Dans la salle attenante est projeté le film Insurrections, consacré à l’assaut du Capitole par les partisans de Trump, le 6 janvier 2021. « L’équivalent d’un coup d’Etat burlesque », rappelle Michel Draguet. Comme si la force obscure à l’œuvre derrière les égarements de quelques individus avait fini par sortir du cadre pour gangréner le pays tout entier. « Andres Serrano met en lumière la violence consubstantielle de l’histoire américaine dont il est lui-même le produit, en tant qu’artiste d’origine hispanique issu des bas-fonds de l’underground new-yorkais. » 

C’est tout le paradoxe et la force de son travail, résume le commissaire de l’exposition. « L’œuvre de Serrano est une machine à casser du populisme. » 

« Andres Serrano. Portraits de l’Amérique. », jusqu’au 13 octobre 2024 au Musée Maillol, à Paris.

Portrait of Andres Serrano @ Lukáš Oujezský
Portrait d’Andres Serrano @ Lukáš Oujezský

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