Emmanuel Macron en costume, assis sur un tas d’ordures en pleine grève des éboueurs ou vent debout contre sa propre réforme des retraites. L’ancien président Donald Trump qui résiste à une arrestation musclée. Le Pape François qui parade en doudoune Balenciaga. Ces dernières semaines, ce genre d’images alliant situation improbable et réalisme saisissant a inondé la toile. En cause : non pas une réalité dystopique, mais l’intelligence artificielle.
L’IA fait pourtant partie de notre quotidien depuis des années. Des logiciels comme Photoshop, notamment, l’utilisent comme outils de retouche ou de tri proposés aux photographes. Mais récemment, une forte accélération s’est produite, un véritable tournant ; des investissements financiers importants ayant permis d’augmenter les capacités de calcul et d’entraînement des algorithmes.
Cette IA dite « générative », créatrice de contenus donc, pose des défis variés et redoutables, qui concernent tous les domaines de la création visuelle : la photographie en premier lieu, mais aussi la peinture, l’illustration, la publicité… En face, instances étatiques et institutions culturelles peinent à s’adapter.
Une esthétique nouvelle
Musées et galeries sont parmi les premiers concernés. À Amsterdam, a ouvert cette année la Dead End AI Gallery ; exposition de pièces générées par intelligence artificielle vendues entre 3 et 10 000 euros. En mars dernier, à l’autre bout de la planète, l’artiste et collectionneur ClownVamp s’exprimait dans le cadre de l’exposition « Deep fake » organisée à Los Angeles : loin d’appartenir au registre de la contre-vérité ou de nuire à l’art, l’IA permettrait selon lui de démocratiser la créativité et le statut d’artiste, puisqu’il ne suffit plus que d’une connexion internet pour y accéder.
À Paris, en janvier, une exposition à la galerie Danysz présentait une série de tableaux inspirés des Sept Merveilles du monde. Aux manettes : le Collectif Obvious, pionnier dans la création artistique via IA. « L’idée, c’est justement de jouer avec ces algorithmes pour créer une esthétique nouvelle, c’est de l’expérimentation, expliquait à France 3 Gauthier Vernier, l’un des artistes exposés. Se pose bien sûr la question des données utilisées pour entraîner ces algorithmes […] mais si aucune n’est reconnaissable dans le résultat, on peut considérer que c’est une œuvre d’art à part entière. »
Explorer les lignes de fracture, faire entendre d’autres voix, soutenir ces outils plutôt que les condamner : l’intention peut être louable, mais n’est pas toujours perçue comme telle. Alors, est-ce encore de l’art, ou une pratique déloyale qui relève de la supercherie ? Aux Pays-Bas, le Mauritshuis Museum de la Haye a lancé ce printemps un appel à artistes pour remplacer le célèbre tableau de Vermeer « La Jeune fille à la perle », prêté le temps d’une exposition.
Sur 3500 propositions, 5 sont retenues, dont celle d’un Berlinois, Julian Van Dieken, créée sur Midjourney et Photoshop – une méthode parfaitement assumée. Devant la déferlante de commentaires négatifs, le musée reconnaît ne pas avoir assez pris en compte les questions éthiques, tout en rappelant qu’il ne s’agissait pas d’un concours, et que cette visibilité n’apportait donc ni prix ni rétribution.
Séisme dans le monde de l’art et de l’information
Parfois, au contraire, le recours à l’intelligence artificielle n’est pas clairement affiché… Au grand dam du milieu des concours photographiques, particulièrement ébranlé – pour ne pas dire berné – par ces nouvelles pratiques et leurs répercussions. Le 1er février, Jan Van Eyck remporte un prix organisé par la marque Digidirect avec sa photo « Summer ».
« Un tournant dans l’histoire de l’IA », revendique fièrement l’agence “Absolutely AI”. « Une image créée par IA peut-elle non seulement ne pas être repérée mais en plus gagner un concours de photo ? La réponse est oui. »
En avril, au tour de l’Allemand Boris Eldagsen de gagner le concours open Sony World Photography Awards, catégorie « création ». Il refuse le prix, et explique avoir souhaité tester la solidité des jurys et organisateurs. Ces derniers doivent se préparer à « débunker » les « fake » et instaurer de nouvelles directives et critères de soumission.
En septembre, l’Américain Jason Allen remporte la compétition de peinture numérique du Colorado State Fair, avec une œuvre là encore générée par Midjourney. Il estime pourtant en être le seul créateur, revendiquant finalement l’utilisation d’un outil comme un autre pour fournir les descriptions au serveur et retoucher les images. « Quand ces programmes ont débarqué, j’ai nourri comme tout le monde l’inquiétude qu’ils finissent par se substituer aux artistes, mais j’ai changé d’avis depuis », expliquait-il au Monde un mois plus tard. « C’est seulement quand j’ai commencé à expérimenter que j’ai reconnu qu’ils pouvaient […] aider des gens à imaginer des concepts, à travailler leurs compositions, ou inspirer des artistes qui se sentiraient coincés. »
Renouveler la créativité, inspirer de nouvelles esthétiques : cette idée fait aussi son petit chemin dans le monde de la photographie. Basée à Londres, « The Photographers’ Gallery » a partagé sur son compte Instagram ce printemps un travail généré par IA : la série « Los Santos », de l’artiste Mattia Dagani Rio. Non sans résistance de la part de son public.
En commentaires, des cris d’orfraie dénonçant le bafouement de principes élémentaires : « La photo vient du mot grec “photo” (lumière) et “graph” (dessin) : c’est dessiner avec la lumière », rappelait ainsi le photographe Tomas Russi, rapporté par le site PetaPixel. « Générer une photo par IA, ce n’est pas du dessin ni de la lumière, et ça repose sur le travail de vrais photographes dont les images sont utilisées sans permission. »
Seraient-ils donc les premiers lésés ? Photographe indépendant installé dans la Sarthe, Franck Lecrenay tient à opérer une distinction essentielle entre photographie et création numérique, qu’il affectionne particulièrement : le 15 avril, il s’est vu décerner le Golden Camera, distinction récompensant les créations par IA.
« Ce sont deux disciplines incomparables : quand j’expérimente via l’IA pour créer de nouvelles esthétiques, c’est une activité qui n’a rien à voir avec mon métier de photographe », détaille-t-il. « La menace existe, mais elle réside dans l’utilisateur, pas dans l’outil… Selon qui s’en sert, un couteau peut beurrer des tartines ou commettre un crime ! »
Pourtant, l’IA grignote bel et bien certaines parts de marché à la photographie et ses différents usages. Dans la mode, le photographe italien Emanuele Boffa, qui travaille notamment pour Vogue, a réalisé de « fausses » séries sans modèle ni décor. Dans la pub aussi, Midjourney fait des ravages : une nouvelle campagne pour l’apéritif Martini propose ainsi neuf visuels commandés via les mots-clés « botanique », « floral », « pétale ». Le résultat a tout l’air d’une authentique séance photo. Et les exemples de ce type sont légion.
Cette révolution a aussi secoué le milieu du journalisme. En France, ce printemps, trois sites de presse (Le Figaro, So Foot et Regards) ont eu recours à Midjourney pour illustrer un article. Devant la levée de bouclier du milieu, le Figaro a retiré le visuel, assurant qu’à moins qu’il ne s’agisse du sujet de l’article, aucune image générée par IA ne sera plus utilisée.
D’autres médias, aux moyens plus modestes, peuvent faire d’autres arbitrages : préférant parfois une IA de qualité provenant de Midjourney à une photo libre de droit de qualité médiocre. « On a toujours utilisé des photos libres de droit [et donc gratuites] », rappelait au service CheckNews de Libération le rédacteur en chef de Regards, Pablo Pillaud-Vivien. « On n’a jamais payé pour une photo sur le site, sauf erreur, et donc une image générée par IA ne remplace pas le travail payé d’un photojournaliste. »
Doit-on craindre de voir l’IA venir troubler la qualité et la véracité de l’information ? C’est précisément pour alerter sur ce risque que le photojournaliste et documentariste Michael Christopher Brown a présenté début avril son projet « 90 Miles », une expérience « post-photographique » d’illustrations de reportage générées par IA, traitant de cette distance de 90 miles qui sépare les migrants cubains de la Floride.
La démarche est complexe : le domaine de l’information, auquel appartient le travail documentaire, se base sur des faits, les notions de « vérité », de « réalité »… Ce que l’IA vient battre en brèche. Il s’en justifie toutefois : c’est « en tant qu’artiste » qu’il a relaté des faits, pour sensibiliser à ces menaces, et selon une méthodologie transparente.
L’émergence de la “fast creation”
Quel domaine de la création visuelle se trouve le plus bousculé par cette montée en puissance ? La réponse est certainement à trouver du côté de l’illustration. Les IA utilisent en effet des images d’artistes puisées sur Internet pour entraîner leurs programmes : une forme d’open bar où la législation de droits d’auteurs n’a pas cours. LAION-5B, la plus grande base de données, a un fonctionnement opaque et aucune obligation de transparence sur la provenance de ses quelques 5,85 milliards de visuels issus de différentes banques (Getty Images, Pinterest, Google Images, Shutterstock…).
En l’absence de directive, celles-ci suivent leurs propres politiques, qui varient du tout au tout. En septembre, Getty Images annonçait un refus de stocker des photographies créées avec une IA, et a porté plainte contre la société Stability AI pour avoir enfreint la propriété intellectuelle et détourné plus de 12 millions d’images protégées par le droit d’auteur. À l’inverse, la base Shutterstock a noué un partenariat avec OpenAI dès 2021 : autorisant l’entraînement du logiciel Dall-E sur sa base de données et mettant à disposition de ses clients le générateur d’images.
Ces pratiques sont perçues comme un véritable pillage de la propriété intellectuelle pour les artistes perdants sur tous les tableaux, car ils sont en plus contraints de limiter le partage de leurs images dans la crainte qu’elles soient reprises, ce qui nuit à leur visibilité. Ils sont nombreux à rapporter des milliers d’entrées portant leurs noms sur Midjourney, et de multiples déclinaisons de leurs œuvres sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Contre ce siphonnage, ils s’organisent. Hashtags (#SupportHumanArtists, #CreateDontScrape), cagnottes, slogans (« L’IA art est un vol », « aucun contenu sans consentement »), logo (NoAI)…
Les intéressés plaident pour une régulation (via une charte par exemple, qui engagerait éditeurs et médias) et des mesures pour renforcer la propriété intellectuelle, notamment le retour à une autorisation explicite des auteurs. Aujourd’hui, l’usage en vigueur s’apparente à une « présomption de consentement » : seul existe un « opt-out », soit la possibilité de retirer son travail d’une base… Sans que l’auteur puisse vérifier que cette exclusion a bien eu lieu, puisque les plateformes ne sont pas tenues à l’obligation de transparence.
« À l’image du phénomène de “fast fashion” qui ravage l’industrie textile, on assiste à l’émergence de la “fast creation”», alerte Stéphanie Le Cam, maîtresse de conférences en droit de la propriété intellectuelle et directrice de La ligue des auteurs professionnels. Pour la juriste, les conséquences de ce bouleversement sont multiples : distorsion de la concurrence (avec un effet de levier négatif pour négocier les tarifs à la baisse), perte de la valeur de la propriété intellectuelle (si plus rien n’est rare, l’œuvre perd son statut d’exception…) et concentration des pouvoirs économiques par les GAFAM à un niveau jamais atteint, ce qui pour la juriste, est très préoccupant.
Adapter la législation
Que proposer alors ? Pour Stéphanie Le Cam, il s’agit d’abord de garantir que le droit d’auteur ne devienne pas « un droit à la rémunération au rabais » (une des craintes suscitées par le partenariat entre Shutterstock et Open AI). Adapter les réponses juridiques, en revenant sur cet « opt-out », inscrit dans la réglementation européenne et qui donne donc un fondement légal à Midjourney.
« Il faut remettre l’accord de l’auteur au centre, et s’il est donné, mettre en place les conditions pour des négociations », martèle-t-elle. « Cette autorisation “par défaut” de fouille de contenus protégés a été mise en place dans le domaine bien précis de la recherche scientifique. Aujourd’hui, le contexte n’a plus rien à voir ! »
Pour elle, c’est du Parlement européen que doit émaner un signal fort : aux États ensuite d’adapter leur législation en conséquence. La juriste rappelle que la rapidité de déploiement de ces technologies représente un obstacle considérable, car à peine publiés, les projets de réglementation sont aussitôt caducs.
L’enjeu réside donc en une anticipation permanente, pour imaginer ce qui existera dans cinq ans… Elle reconnaît la complexité du sujet, avec l’importance de rester compétitif à l’échelle mondiale, sans dérouler le tapis rouge à des pays comme la Chine ou la Russie qui risquent d’utiliser l’IA à des fins de propagande ou de désinformation.
Autre proposition qui émerge régulièrement : un label, une mention obligatoire estampillée sur l’image, pour qu’un coup d’œil suffise à savoir qu’elle a été générée via IA. « Tous ces outils devraient proposer une recherche inversée d’images, que l’on puisse connaître le contexte, savoir quels mots ont été utilisés, quelles inspirations, quels mélanges, d’où provient le visuel », précise Victor Baisset, développeur spécialiste des sujets tech et web.
Le photographe Franck Lecrenay abonde : selon lui, c’est aux entreprises de développement des IA d’avancer des solutions satisfaisantes. « En plus d’une mention, proscrire des termes, travailler sur les copyrights, incorporer des noms dans le prompt, retrouver le créateur originel… Il en va de la responsabilité de ces technologies, et c’est le seul moyen de les utiliser pour le meilleur. »
Car au-delà de ces enjeux économiques et financiers, les implications éthiques soulevées par l’IA concernent la société tout entière. « Les machines lissent la réalité, » soupire Stéphanie Le Cam, pour qui ce retour en arrière est plus qu’inquiétant. « Nous tentons en permanence d’intégrer complexité, subtilité et nuance aux raisonnements et productions humaines… Pour que les IA, en retour, produisent un mélange de tous les clichés que nous combattons ? »
Prochaine étape : l’IA en vidéo
La création artistique a longtemps été pensée à l’abri de l’automatisation : constater le contraire, c’est voir s’ouvrir un vertigineux champ des possibles. « Mais toutes les ruptures technologiques ont été vues comme des menaces par le passé ; on craint toujours ce qu’on ne connaît pas », relativise Maurice N’Diaye, fondateur de la “StraTech” Descartes & Mauss, qui utilise l’IA pour révolutionner la stratégie d’entreprise.
Lui, ne craint pas que l’art devienne l’apanage des machines. Interrogé par le magazine Photo ce printemps, il résout plutôt la question sous l’angle de la complémentarité : « Ces images générées de manière rapide et peu coûteuse peuvent cohabiter avec les œuvres de photographes à condition qu’il soit indiqué d’où l’image provient, et qu’on ne pense pas la question en termes de “vrai” ou de “faux”… »
Pourtant, à l’ère des fake news et des réseaux sociaux, ce brouillage de repères fait planer un risque sur nos démocraties déjà ébranlées par la diffusion massive de vérités alternatives. Et si même des jurys de concours spécialisés se font berner, il y a fort à parier que des politiques, médias ou décideurs puissent à leur tour tomber dans le panneau…
L’un des pionniers de l’IA, Geoffrey Hinton, a annoncé le 1er mai au New York Times qu’il démissionnait de son poste à Google pour alerter librement sur les menaces potentielles de ces technologies ; ce qui n’a rien de rassurant, même si aujourd’hui, la plupart des créateurs de faux sont des experts désireux de mettre en garde contre une utilisation mal intentionnée – la réécriture du passé via de nouvelles images d’archives, par exemple.
Les spécialistes s’accordent à le dire : en un an, les progrès ont été fulgurants. « Prochaine étape : l’utilisation crédible de l’IA en vidéo », avance Victor Baisset, au-delà des grossiers “deep fake.” Faisant sans douter muter tous ces défis à une nouvelle échelle.
Certaines de ces images ont été générées par la rédaction de Blind, via le logiciel Midjourney, afin de montrer le potentiel de l’outil, ses limites, et les défis qu’il engendre, que ce soit sur le plan éthique, économique ou encore créatif.