Dans le livret qui accompagne l’exposition « Ken Light | American Stories : 1969-1995 », Brian Wallis, directeur exécutif du Centre pour la photographie de Woodstock, écrit : « Aujourd’hui plus que jamais, la photographie documentaire est importante. À une époque où la haine et les divisions politiques se déchaînent, la photographie documentaire offre un ancrage dans un monde tangible de preuves empiriques. Ces images vivantes enregistrent des vies, des lieux et des événements quotidiens qui se sont réellement produits et qui, autrement, resteraient invisibles. »
La carrière de Ken Light en tant que photographe documentaire s’étend sur plus de 55 ans. Son travail a fait l’objet de plus de 225 expositions individuelles et collectives dans le monde entier. Ses photographies font également partie des collections de nombreux musées, et il possède une liste de bourses et de prix dont beaucoup envieraient la moitié. Il a publié 12 monographies et est l’auteur de Witness in Our Time : Lives of Working Documentary Photographers (Témoins de notre temps : vies de photographes documentaires en activité), qui en est à sa deuxième édition, et Picturing Resistance (L’image de la résistance). En outre, il a été le premier photographe à devenir enseignant à la Graduate School of Journalism de l’université de Columbia ainsi qu’à la Graduate School of Journalism de l’université de Californie à Berkeley.
Ainsi Ken Light connaît-il bien les problèmes auxquels sont confrontés les photographes, qu’ils soient derrière leur appareil photo ou devant une salle de classe. « Les photographes documentaires et les photojournalistes ne peuvent que défendre leur travail. Nous ne pouvons pas nous laisser séduire par l’IA et jouer dans ce bac à sable, nous ne devons pas oublier la vérité et les normes éthiques pour témoigner de notre époque. Des normes qui, au fil des décennies, sont devenues importantes », explique t-il. « Je pense qu’en tant que messagers, nous avons été tournés en dérision pendant longtemps, bien avant que le slogan de l’ennemi du peuple ne devienne populaire. Gardez le cap, soyez les témoins de votre monde, ne reculez pas, ne vous laissez pas abattre par le rejet. »
Les images de Ken Light portent naturellement sur les questions sociales, les droits de l’homme, et le quotidien des minorités. A ce titre, le photographe a souvent été présent en des lieux et à des moments importants de l’histoire des États-Unis, et son travail offre aussi un puissant regard sur les défis et les histoires de ceux qu’il photographie.
L’exposition au Bronx Documentary Center, à New York, se concentre sur les photographies de la première moitié de la carrière de Light. Elle comprend des œuvres tirées de plusieurs de ses livres – dont Report to the Shareholders, Course of the Empire, Midnight La Frontera ou What’s Going On ? 1969-1974 -, ainsi que certains clichés inédits. « Lorsque j’ai compris que l’exposition traversait 25 ans, je suis parfois remonté loin dans le temps, comme pour mon projet de lycée ou ma série sur les travailleurs industriels », explique Ken Light à propos du processus de sélection des œuvres pour les expositions. « Le plus difficile a été d’essayer de trouver un équilibre dans l’espace d’exposition et de choisir des images qui représentaient mes plus importantes séries. J’espère que l’exposition donne une bonne idée des univers dans lesquels je me suis faufilé et des personnes qui ont partagé leurs histoires avec moi, ainsi que ma pratique et ma vision du travail. »
Ken Light a tiré lui-même les photographies de l’exposition. Il travaille encore seul dans sa chambre noire, développe ses films, réalise des planches contact et imprime sur du papier gélatino-argentique. Dans un monde où tout le monde utilise son téléphone pour prendre des images instantanément, et où les photographies numériques sont rapidement diffusées, son processus apparaît comme anachronique. « Un processus merveilleusement lent et gratifiant », aime-t-il à dire.
Ken Light prend le temps. Le temps de tirer ses images, le temps de les prendre, et avant cela le temps de rencontrer les gens qu’il photographie. Cette proximité devient évidente dans les images. Elle se lit sur les visages des élèves du lycée DeWitt Clinton, dans le Bronx. Elle se lit dans les mains moletées d’un ouvrier d’une usine d’Oakland. Elle se lit sur les visages effrayés des adultes et des enfants que Light a photographiés le long de la frontière avec le Mexique, ou encore dans les yeux de ceux qu’il a photographiés dans le couloir de la mort d’une prison texane.
Ken Light n’est pas un visiteur. Il s’implique profondément dans les événements qu’il couvre. Ce temps passé le lie à vie aux histoires qu’il découvre. Ses images ne pourraient exister sans.« Nuit après nuit, de 16h à l’aube, durant des semaines, j’ai photographié le drame de la frontière, alors que ces gens tentaient de passer aux États-Unis, à la recherche d’un endroit meilleur », explique-t-il à propos de sa couverture des migrations à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. « J’ai été poussé à passer des mois sur ce projet que je m’étais donné. C’était insupportable, mais en même temps fascinant. »
Si la manière de faire de Ken Light n’a pas changé au cours de sa carrière, les conditions de travail des photographes documentaires ont elles bel et bien changé. Les accès sont aujourd’hui beaucoup plus contrôlés par les autorités, ce qui rend un travail documentaire au long cours beaucoup plus compliqué à entreprendre. « Jusque dans les années 1980, je pouvais entrer dans une usine et photographier sans que personne ne me suive. Vous pouviez vous approcher d’un président, vous pouviez voyager avec la patrouille frontalière, entrer dans un lycée et vous promener dans une salle de classe sans que personne ne vous interroge », raconte Light à propos de son travail sur le terrain. « Ce qui est arrivé aux photographes américains, c’est que le public a commencé à se méfier de nos images. Cela en dit peut-être long sur le pouvoir de notre travail. Aujourd’hui, l’Amérique est encore plus suspendue à nos appareils photo, encore plus cachée et invisible. Le pays connaît toujours les mêmes problèmes, mais essayez d’entrer dans un lycée pendant quelques jours, dans le couloir de la mort ou dans une usine. Récemment, alors que je travaillais sur mon nouveau projet sur la Rust Belt (ceinture de la rouille) avec une bourse Guggenheim, je suis allé photographier une usine métallurgique et j’avais cinq cadres derrière moi. C’était vraiment compliqué de faire de belles images. »
Les images de Ken Light de l’exposition reflètent également certains des problèmes auxquels le peuple américain est toujours confronté aujourd’hui. « En regardant les photographies, je continue à voir des communautés et des personnes qui sont invisibles ou oubliées », explique Light. « Des lycéens, des ouvriers agricoles et des enfants qui travaillent, des ouvriers industriels, des sans-papiers, des personnes incarcérées et des condamnés à mort. Des communautés comme le delta du Mississippi ou West Oakland, marginalisées et oubliées par l’Amérique. »
Qu’espère Ken Light avec cette exposition? « Que les personnes qui voient mon travail comprennent mieux qui sont les bâtisseurs de l’Amérique, la plupart n’ayant pas été récompensés à leur juste valeur. J’espère qu’ils verront un photographe qui s’est profondément engagé pour son pays et qui a essayé de raconter avec bienveillance l’histoire de minorités. J’espère que mon travail inspirera d’autres personnes à reprendre le flambeau et à poursuivre la tradition dont je me sens si proche, celle des photographes Jacob Riis, Lewis Hine, Dorothea Lange, W. Eugene Smith, et de tous les autres qui ont essayé de trouver une vérité souvent cachée dans l’obscurité. »
« Ken Light | Histoires américaines : 1969-1995 » est présentée au Bronx Documentary Center, à New York, du 10 octobre au 17 novembre 2024.