Naufrages, sauvetages périlleux, tempêtes extrêmes, drames et quête de l’impossible, depuis 1989 le Vendée Globe, la course à la voile autour du monde la plus exigeante, en solitaire et sans assistance, a écrit sa légende à travers l’image. Alors que les skippers de la 10e édition du Vendée Globe, partis le 10 novembre dernier (voir épisode 1), naviguent actuellement au coeur des mers du Sud et pour les premiers viennent de franchir le Cap Horn, Blind revient sur les photographies qui ont forgé le mythe de la course.
Arnaud Letrésor, directeur de l’agence photo Aléa Production conserve ces archives mythiques depuis les premières éditions jusqu’aux plus récentes. Passé par l’agence DPPI, il a créé Aléa Production avec l’objectif « de ne faire travailler que ses photographes et cadreurs préférés, sans aucun préjugé sur leur formation initiale : seul leur talent compte ». Il s’occupe ainsi depuis plusieurs éditions de la production photo officielle de grandes courses à la voile comme le Vendée Globe ou la Transat Jacques Vabre. Une expérience dans le monde de la voile qui lui permet de mettre en valeur des milliers clichés dont les photos les plus emblématiques du Vendée Globe. Voici leur histoire.
1989-1990, la grande première
- Sauvetage de l’extrême
Le 16 novembre 1989, ils n’étaient que 13 marins à s’élancer à la conquête des mers pour la première édition du Vendée Globe contre 40 aujourd’hui. Un saut vers l’inconnu qui va déjà inscrire les premières lettres de la légende de la course. Le 29 décembre 1989, dans les mers du Sud démontées, Philippe Poupon, l’un des favoris de l’aventure, envoie un appel de détresse, son bateau Fleury Michon vient de se coucher. Le skipper Loïck Peyron va alors se dérouter pour porter secours à son camarade et par une manœuvre qui restera dans les annales va réussir à redresser le bateau. L’image prise par l’avion de reconnaissance offrira l’une des images marquantes de cette première édition. Titouan Lamazou remportera la course en 109 jours 8 heures 48 minutes et 50 secondes.
Ce dernier s’était vu confier par Henri Thibault, le fils du fondateur de l’agence DPPI, un boîtier argentique Nikon et quatre pellicules pour documenter la course. 109 jours plus tard, Lamazou arrive à bon port avec les pellicules. « Paris Match voulait absolument les photos », se souvient Arnaud Letrésor. « Ils attendaient sur le ponton pour les récupérer, mais Titouan Lamazou a refusé de les leur donner et est allé les porter en main propre à Henri. On avait affaire à des gars de confiance », salue-t-il. Peu de photos seront réussies, mais entre deux images de poissons volants, ce « selfie » du skipper dans l’Atlantique restera une photo marquante de la première édition.
- Mer de glaces
L’édition 1989-1990 c’est aussi celle des premières rencontres avec le pire cauchemar des marins : les icebergs. Le skipper Jean-Luc Van den Heede à bord de son bateau 3615 MET va immortaliser une des scènes les plus emblématiques et terrifiantes de la course au large.
Pour cette première édition, il n’y a alors pas de zone d’exclusion, autrement dit pas de limite pour descendre au plus près du continent antarctique. La mer déchaînée et les éoliennes nous immergent dans le coup de tabac. « VDH » raconte sur le site Sails & Rods l’expérience de sa rencontre glaçante en février 1990.
« Je suis descendu jusqu’à 62°sud. Je comptais même descendre à 65°. Je vois, d’assez loin, mon premier iceberg. Un gros tabulaire impressionnant. Puis le 2 février, les glaces se multiplient et je passe une seconde nuit de veille angoissante. Le 3 au matin, après 2 jours complets de veille, je vais dormir un peu. Quand je me réveille un iceberg est droit devant, la lumière est superbe. Je modifie juste un peu le pilote pour passer au plus près et je prends les 2 autres clichés. Avec le recul c’était un peu une folie de passer si près car on ne sait jamais la forme de l’iceberg sous l’eau. Quand on sait que les 9 dixièmes ne sont pas visibles j’aurais très bien pu heurter avec la quille la partie immergée de ce glaçon. Mais c’est passé ! »
Pour éviter les mauvaises rencontres, les concurrents doivent aujourd’hui respecter une zone d’exclusion qui rapproche les skippers des côtes, notamment de l’Australie, pour garantir des moyens de secours en cas d’accident.
1992-1993, l’année tragique
- Un mort, un disparu
En 1992, 14 skippers se présentent sur les pontons des Sables d’Olonne pour la deuxième édition. Ils devaient être 15 sur la ligne de départ. Mais un premier drame survient avant même le début de la course. L’Américain Mike Plant, contraint à l’abandon lors de l’édition précédente, disparaît en mer au large des Açores alors qu’il convoyait son bateau vers les Sables d’Olonne. Un pétrolier découvre l’embarcation retournée, vide. La Marine Nationale sera dépêchée sur place. On ne retrouvera jamais son corps.
Le sort s’acharne sur les marins. A peine partis, ils s’engouffrent dans un golfe de Gascogne chaotique où la tempête fait rage, obligeant la plupart de la flotte à regagner le port des Sables d’Olonne pour réaliser des réparations. Au large de l’Espagne, le skipper britannique Nigel Burgess déclenche sa balise de détresse. Son corps est retrouvé le lendemain à plusieurs milles de son bateau retourné. Un second drame qui rappelle combien l’océan peut-être impitoyable, même pour des marins expérimentés.
Une image résume combien les skippers s’embarquent dans une aventure périlleuse et extrême, celle prise par le skipper hongrois Nandor Fa. Alors qu’il se rapproche du mythique Cap Horn, des rafales à 75 nœuds et la mer démontée font basculer le bateau sur la tranche. « Il est resté ainsi pendant 7 ou 8 heures », relate Arnaud Letrésor. Alors que le bateau tient une position de gîte avoisinant les 80 degrés, le navigateur, en toute sérénité, passe le temps en prenant des photos, dont celle-ci prise par la trappe arrière du bateau.
- La langue recousue de Bertrand de Broc
Autre cliché devenu emblématique de ce tour du monde d’aventures et de galères à gérer seul, au milieu de nulle part : le selfie chirurgical de Bertrand de Broc. « J’ai la langue coupée, je saigne », envoie le marin par télex au médecin de la course. Une écoute de la grand-voile vient de le frapper violemment au visage, le navigateur a la langue profondément coupée. Il va alors devoir, seul, en pleine tempête, réaliser les points de suture à vif à l’aide d’un simple miroir et des conseils du médecin par messages laconiques. Après trois heures d’opération, il enverra un nouveau télex, « Ok c’est recousu » en signant : « Rambo ».
1996-1997, cauchemars en mer
En 1996, la course s’internationalise et positionne 15 skippers sur la ligne de départ. Deux femmes y participent : les célèbres Catherine Chabaud et Isabelle Autissier. L’arrivée dans les mers du Sud est brutale avec des creux de 20 mètres et des conditions dantesques.
- Sauvetage miraculeux
Le navigateur Raphaël Dinelli est le premier à se retourner. S’en suit alors un combat pour la survie pendant 36 heures, sans boire ni manger, avec une jambe douloureuse et coincé dans un bateau envahi par les eaux. Il raconte son calvaire au journal Ouest-France : « J’étais accroché avec ma ligne de survie à l’endroit du mat. Lorsque je tombais dans ce trou, dans la soute à voile, je me mettais en position du fœtus, en apnée, et avec les vagues, je remontais comme une balle de ping-pong. »
La marine australienne parvient à lui larguer un canot de survie mais impossible d’intervenir depuis les airs en raison de la tempête. Son bateau coulera quelques heures plus tard. Il sera finalement sauvé in extremis par un autre concurrent, l’Anglais Pete Goss, dont la marine australienne immortalisera depuis les airs le moment du sauvetage.
Pendant toute l’opération de secours, les deux skippers vont s’attacher à documenter au mieux par l’image l’aventure qu’ils sont en train de vivre. « Pete Goss était instructeur dans la Royale Navy, il documentait tout ce qui lui arrivait, il réalisait même des photos en train d’écoper où lorsqu’il a dû se raccommoder le coude. Il voulait ainsi apporter un témoignage auprès de ses élèves. Raphaël Dinelli aussi a pris des photos dans un but documentaire », raconte Arnaud Letrésor.
Pour cette édition, les skippers ont été équipés d’appareils photos Pentax zoom 90WR fournis avec une télécommande permettant de prendre des photos à distance. On peut d’ailleurs apercevoir le petit boîtier noir sur plusieurs photos notamment ci-dessous dans la main gauche de Pete Goss.
- Une photo qui vaut de l’or
Peut avant le sauvetage de Raphaël Dinelli, Pete Goss saisit en image une vague démesurée déferlant à l’avant de son bateau. « La photo a été prise le jour de Noël au fin fond de l’océan Austral, au sud de l’Australie. Ce fut le début d’une énorme tempête et l’un des défis les plus difficiles de ma vie », témoigne le navigateur.
Arnaud Letrésor ajoute d’ailleurs une anecdote rapportée par le Britannique : « Pete Goss prend cette photo en tombant dans son bateau. Il déclenche au moment de sa chute. Cette image sera plus tard vendue à Lacoste pour une campagne de publicité pour environ 170 000 francs. Argent qui lui a permis de rembourser l’hypothèque de sa maison. » Quelques heures plus tard, Goss parviendra à retrouver le bateau de Dinelli. « Cela a pris deux jours et deux nuits, et contre toute attente, il était vivant quand je suis arrivé. C’était le plus beau cadeau de Noël que l’on puisse espérer… », se rappelle-t-il.
- Thierry Dubois et Tony Bullimore en détresse
Mais les galères ne s’arrêtent pas là. Tour à tour, à quelques heures d’intervalles, Thierry Dubois puis Tony Bullimore déclenchent leurs balises de détresse. Leurs deux bateaux se sont retournés. Ils seront tous les deux secourus par la marine australienne et accueillis comme des héros à leur retour sur terre. Les photographes de la marine saisiront ces sauvetages périlleux à l’image de cette photo à peine croyable de Thierry Dubois assis sur la coque retournée de son monocoque, appuyé sur le safran, attendant l’arrivée des secours dans une mer démontée. Elle résume à elle seule cette édition cauchemardesque remportée par Christophe Auguin en 105 jours, 20 heures et 31 minutes.
Edition 2000-2001, Yves Parlier le Robinson
Si l’édition 2000 du Vendée Globe sera marquée par la victoire de Michel Desjoyeaux et le phénomène Ellen MacArthur, on retiendra aussi les images de l’épopée du skipper Yves Parlier et de son gréement de fortune. Une aventure digne de Robinson Crusoé qui débute après un démâtage au large des îles Kerguelen. Le bateau de Parlier plante dans une vague, le mât se brise en trois morceaux. Abandonner ? L’équipe à terre le demande mais le navigateur chevronné refuse.
Il décide alors de faire cap sur l’île Stewart et de tenter l’impossible : réparer son mât et repartir. Comme le veut le règlement de la course, interdiction de mettre pied à terre ou de demander quelconque assistance extérieure. Pour se nourrir de crustacés et récupérer des pierres pour raffermir son ancre, il se confectionne un radeau pour gagner terre mais sans dépasser l’estran comme le veut le règlement.
Par un hasard incroyable, le photographe Thierry Martinez se trouve sur une île voisine, il décide de se rendre sur l’île Stewart pour suivre les réparations du skipper. Il est rejoint par un journaliste de Paris Match dans le seul hôtel de l’île. Ils passeront douze jours à documenter en textes et en images l’épopée de Parlier depuis une petite embarcation, en veillant à rester à 50 mètres de son bateau et de ne jamais lui venir en aide.
Parlier parviendra à fabriquer un gréement de fortune de 18 mètres au lieu des 27 du départ. Après une remontée de l’Atlantique éprouvante – il se nourrira d’algues et de poissons péchés après avoir épuisé son stock de rations – le marin atteint le port des Sables d’Olonne après 126 jours de course, épuisé, affamé, mais vivant. Il sera décoré de la Légion d’honneur pour son exploit. Un film, Seul, du réalisateur Samuel Le Bihan, raconte son histoire.
Edition 2008-2009, esprit marin
- Rencontre aux Kerguelen
Autre édition, autres aventures. « Le Vendée Globe, c’est une emmerde par jour », dira le marin Michel Desjoyeaux, double vainqueur de la course, surnommé Le Professeur. A chaque édition ses sauvetages. Il y a eu déjà celui de Yann Elies, le fémur brisé, incapable de bouger dans son habitacle, soutenu à la VHF par un autre marin, Marc Guillemot, avant que la marine australienne puisse le récupérer sain et sauf.
On retiendra aussi cette image insolite de l’Imoca Cheminées Poujoulat du Suisse Bernard Stamm échoué sur les rochers des îles Kerguelen avec comme principal témoin cet éléphant de mer au premier plan. On aperçoit au large le Marion-Dufresne, navire scientifique et ravitailleur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). « Thibaut Vergoz était un des aspirants photographes au sein des TAAF. Il réalisait son service civique scientifique. C’est lui qui a pris cette photo et nous l’a envoyée », raconte Arnaud Letrésor.
- Deux marins pour un bateau
Le passage du mythique Cap Horn réservera aussi la belle histoire de cette édition. Le photographe Jean-Marie Liot est envoyé pour survoler la Terre de Feu et capturer le passage de Michel Desjoyeaux, leader de la course. Mais alors que l’équipe s’apprête à rentrer en France, le marin Jean Le Cam est en déroute, son bateau s’est retourné.
Jean-Marie Liot raconte : « L’armée chilienne nous appelle directement et nous dit “on sait que vous êtes des journalistes français, un avion part demain survoler la zone pour tenter de localiser le bateau, on vous invite à venir”. » Alors basé à Ushuaia, le photographe accompagné d’un journaliste du journal L’Équipe, se retrouve à Puerto Williams et embarque pour survoler la zone. « Jean Le Cam venait d’être sauvé. On remonte la flotte et puis d’un coup on tombe sur le bateau PRB, avec non pas un, mais deux marins à bord. On avait l’image emblématique. »
Vincent Riou parviendra à sauver Jean Le Cam mais endommagera son bateau et démâte quelques jours plus tard, l’obligeant à abandonner. Il sera classé troisième ex-aequo par décision de la direction de course. En 2020, c’est Jean Le Cam qui sauvera in extremis le skipper PRB Kevin Escoffier alors que son bateau avait été littéralement brisé en deux par une vague géante.
Autant d’aventures humaines qui ont été immortalisées en images pour ramener un témoignage de ces eaux où peu de marins osent s’aventurer. Le Vendée Globe demeure l’Everest des mers, le défi ultime, l’aventure d’une vie. « On avait affaire à des gens qui aimaient la photo et qui voyaient ça comme un moyen de garder une trace. Des gars comme Van Den Heede ou Pete Goss avaient l’idée de la transmission », rappelle Arnaud Letrésor. « On ne savait pas ce qu’ils allaient nous ramener, ça c’était magique. »
Aujourd’hui la part d’inconnu semble réduite, le réseau Starlink permet une connexion haut-débit dans les habitacles, là où l’envoi d’une simple image pixelisée coûtait une somme il y a encore quelques années, les vidéos hautes définitions s’envoient désormais en quelques secondes, comme à la maison. Le développement des réseaux sociaux conduit à davantage de contenus éphémères en vidéo et moins de photos. La magie de découvrir ce que ces marins ont vécu une fois leur retour à bon port s’est évanouie.
Mais demeure la beauté de l’aventure humaine et l’admiration pour ces femmes et ces hommes qui défient les éléments et gardent en eux, malgré la quête de performance, une humilité et une contemplation face aux océans.
Retrouvez toutes les photos du Vendée Globe sur le site Alea Production.