Avec une programmation riche et sensible, et une émulation sociale pleine de bienveillance, Le Hangar, à Bruxelles, s’est imposé en quelques années comme l’un des plus importants lieux d’exposition de la photographie en Europe. En ce début d’année, le centre d’art continue d’affirmer son identité, et son ancrage dans les mutations créatives et les bouleversements sociétaux, avec ni plus ni moins que la première exposition collective entièrement dédiée aux images créées à l’aide de l’intelligence artificielle. Une première en Europe, mais aussi dans le monde, avant une autre d’exposition d’envergure au Jeu de Paume, à Paris, dans 3 mois.
« Plonger dans l’univers de l’intelligence artificielle pour explorer ses intersections avec la photographie, une discipline que nous défendons depuis 9 ans au Hangar, pouvait être perçu comme une rupture, voire une trahison », dit Delphine Dumont, la directrice du Hangar. « Pourtant, il s’agissait d’une nécessité, presque d’une mission : relever le défi d’un dialogue entre tradition et innovation, et explorer l’avenir de l’image. Pour bâtir ce projet, nous avons adopté une méthodologie hybride : un appel à projets international, permettant à des idées inédites de nous parvenir, associé à une sélection rigoureuse de travaux repérés lors de nos recherches. »
« AImagine – Photography and Generative Images », sous la co-curation de l’historien et commissaire d’exposition Michel Poivert et de l’équipe du Hangar, explore ainsi l’intersection de l’intelligence artificielle et de la photographie, en rassemblant les travaux de 18 artistes internationaux. L’exposition met en lumière des pratiques hétéroclites et novatrices, où chaque œuvre interroge le médium photographique tout en réinterprétant les codes visuels. Ici, l’IA ne se contente pas de servir l’artiste : elle devient à la fois un miroir de nos imaginaires, un outil pour repousser les limites créatives, et surtout un interlocuteur. « Qui a peur de l’intelligence artificielle ? », demande Michel Poivert. « Les photographes peut-être, mais pas tous ! Les algorithmes génératifs permettent d’explorer notre imaginaire. En utilisant les données des espaces latents, ils révèlent les contenus de notre culture visuelle. Ne s’agit-il pas, en quelque sorte, d’aller photographier dans notre mémoire collective ? »
De photographe à promptographe
L’idée centrale de l’exposition repose sur le potentiel de l’intelligence artificielle à « revisiter » l’histoire culturelle. Le duo d’artistes Brodbeck & de Barbuat, par exemple, présente « Une Histoire parallèle », une série d’images inspirées des grands classiques de la photographie. « Ce qui nous intéresse, c’est comment l’IA interprète des icônes visuelles tout en laissant transparaître ses limites », confient-ils. Dans leurs images, les défauts de l’IA – visages flous, doigts multiples – se transforment en éléments narratifs qui questionnent nos attentes face à l’authenticité. « L’IA agit comme un miroir de nos propres biais culturels, reflétant les lacunes historiques dans les bases de données qu’elle exploite », ajoutent-ils. Une de leurs œuvres, inspirée d’un portrait iconique de Yoko Ono et John Lennon, met en lumière les préjugés à travers un résultat déroutant. « Cette célèbre photo de Yoko Ono et John Lennon a été prise quelque temps avant sa mort. L’algorithme nous a proposé des portraits de John Lennon très morbides, presque comme s’il était déjà mort. C’était un peu prémonitoire. Et à l’origine, c’est lui qui est nu, ce que l’IA a refusé de nous afficher. Elle nous a toujours montré une certaine forme de dénudement, comme une veste tombant d’une épaule, mais lui complètement nu, ça n’a pas été possible. On sait que ces modèles IA sont développés par des sociétés américaines qui ont le souci du politiquement correct. »
Jordan Beal, lui, déconstruit les codes visuels coloniaux avec sa série intitulée « Lineaments ». En revisitant les paysages de la Martinique, il crée des images hybrides qui oscillent entre rêve et réalité. « Ces paysages sont des espaces de mémoire refoulée, des mondes que l’IA semble déterrer sans en comprendre toute la profondeur historique », explique Beal. Il insiste sur la capacité de l’IA à transformer la perception que nous avons de notre passé : « Ce que l’IA produit, c’est à la fois une évidence et une énigme, comme si elle tentait de combler les silences de l’Histoire avec une poésie involontaire. »
De même, pour combler le vide laissé par la disparition de son grand-père, Alexey Yurenev a entrepris un voyage à travers l’histoire, les espaces et le temps pour renégocier le récit de l’expérience de guerre vécue par son aïeul. Alexey Yurenev savait que son grand-père était un héros de guerre, mais il s’interrogeait sur ce que cela signifiait réellement. « Pour moi, c’était une question de silence. Celui de mon grand-père. Je voulais savoir ce que l’on ressentait à la guerre. » À la recherche de traces de son passé, il a examiné des archives et des albums familiaux, où la guerre était capturée dans des portraits de studio, détachés de la réalité. En entraînant un modèle sur 35 000 images de la Seconde Guerre mondiale, la machine a produit des images de guerre dépouillées de gloire, offrant de nouvelles interprétations à travers des représentations fabriquées mais sans doute réalistes de la guerre. L’IA est devenue un outil pour combler les lacunes de l’archive, générant des images qui transmettent des récits psychologiques plutôt que des témoignages directs.
Dans le travail de Justine Van den Driessche, l’IA s’inscrit dans une esthétique qui fusionne peinture baroque et modernité. Avec sa série « The Progress », elle juxtapose des attitudes contemporaines avec les codes picturaux de l’histoire de l’art. « L’idée était de créer une esthétique propre, en jouant sur les anachronismes entre peinture ancienne et photographie moderne », explique-t-elle. Le résultat est beau : des compositions riches, où la lumière et les textures dialoguent pour brouiller les frontières entre les époques. « Pour moi, l’IA est un médium idéal pour articuler ces différents codes et réinventer des temporalités. »
L’installation interactive Protomaton, de François Bellabas, engage directement le spectateur. Il est invité à se poster devant une caméra qui modifie son visage instantanément, avec 6 niveaux de modifications possibles, du plus bas au plus haut. Un photomaton par IA qui joue avec votre visage mais aussi ajoute des personnages, comme un chien. Le résultat est souvent drôle. « Ce qui m’intéresse, c’est le processus d’altération. L’IA transforme nos visages en créatures hybrides, mais ces anomalies révèlent nos propres biais et perceptions », affirme l’artiste. En jouant avec les contraintes algorithmiques, Bellabas crée des portraits qui oscillent entre caricature et introspection. « L’IA devient un prisme à travers lequel nous redécouvrons notre identité visuelle. »
Dans une autre série qui convoque le passé, notre imaginaire, et joue avec notre nostalgie, Pascal Sgro revisite les années 1950 à travers la création d’une compagnie aérienne fictive : Cherry Airlines. Cette époque, où le voyage en avion symbolisait le progrès et l’élégance, est réimaginée. Chaque image est recréée avec l’IA, brouillant aussi la frontière entre réalité et invention. « Cherry Airlines reflète la société contemporaine, où la recherche du luxe se fait aux dépens de la planète. Depuis les années 1950, la quête du confort a alimenté la crise climatique, l’aviation y jouant un rôle clé. En confrontant le luxe aérien idéalisé avec les réalités environnementales actuelles, le projet met en lumière les paradoxes de la culture de consommation. »
Dans une approche similaire, Michael Christopher Brown, avec « 90 Miles », a réimaginé l’épopée des migrants cubains. Cette série datant de 2023, initiée avant la démocratisation de l’IA dans les pratiques artistiques, avait suscité de vives controverses pour son approche hybride, entre photojournalisme et création artificielle. Les critiques avaient pointé du doigt le brouillage volontaire entre le réel et le fictif, accusant Brown d’instrumentaliser les souffrances humaines à des fins esthétiques. Aujourd’hui revisitée, la série propose une réflexion poignante sur les notions de vérité et de représentation. « Le voyage de ces individus est rempli d’espoir, mais aussi de désillusion. L’IA, en distordant parfois la réalité, renforce le sentiment d’un rêve inaccessible. »
Car si le potentiel créatif de l’imagerie par intelligence artificielle n’est plus à questionner, le phénomène suscite toujours chez les photographes et dans le monde de la photographie une réelle inquiétude, quand elle est utilisée pour représenter la réalité ou un témoignage de la réalité. Ce photoréalisme se retrouve beaucoup sur internet, diffusé la plupart du temps par des personnes qui ne sont pas des professionnels de l’industrie, parfois à des fins trompeuses.
Le phénomène nous rappelle que l’IA reste un outil, et que cet outil peut être utilisé et perçu de diverses manières. En comparaison, savoir écrire n’a jamais fait de quelqu’un un(e) écrivain(e) reconnu(e), comme savoir prendre une photographie n’a jamais fait de quelqu’un un(e) photographe reconnu(e). Sur les dangers du photoréalisme généré par intelligence artificielle, Michel Poivert avance une solution: « Je reprendrais une idée que m’a proposé Philippe Chancel, qui me disait: Il faudrait absolument que le spectateur sache s’il a à faire, ou pas, à un produit transformé par IA, comme pour l’alimentation transformée. Il faudrait un label pour les reporters, pour les photojournalistes, mais peut-être aussi pour les artistes à un certain moment, quand ils ont un travail documentaire à mettre en avant et qu’il y ai une petite information générée par IA ou pas. Ce serait aussi une façon d’éduquer les publics qui, pour certains, vont naître avec IA, avec des enfants qui arrivent et pour qui la distinction ne sera pas nécessairement évidente. »
L’IA, un médium d’avenir ?
Si cette exposition s’interroge sur les possibilités offertes par l’IA, elle pose aussi la question de son rôle futur. Delphine Diallo, avec « Kush », utilise l’IA pour imaginer un futur décolonisé où les traditions ancestrales fusionnent avec la modernité. « L’IA devient un outil de réparation culturelle, permettant de transcender les traumatismes du passé », explique-t-elle. Ses images, imprégnées de symboles mystiques et de couleurs vibrantes, transportent le spectateur dans une autre temporalité.
En revanche, Bruce Eesly présente une vision plus critique avec « New Farmer », déjà aperçue aux Rencontres d’Arles en 2024. Ses images hyperréalistes montrent une agriculture dystopique où la technologie a remplacé la nature. « L’IA n’est pas neutre. Elle reflète nos choix collectifs, bons ou mauvais », prévient-il. Au-delà des images, c’est le spectre d’un avenir déshumanisé qui plane.
L’IA ouvre t-elle une nouvelle ère pour la photographie? « La révolution photographique, si on a une avec l’IA, c’est tout simplement d’avoir retourné le rapport entre le texte et l’image », dit encore Michel Poivert. Pour Le Hangar, c’est une affirmation un peu plus forte de son rôle de laboratoire artistique, explorant les frontières de la création visuelle, avec une sélection d’œuvres aussi éclectiques qu’audacieuses, une expérience immersive et réflexive. « AImagine » offre ainsi une plongée fascinante dans un univers où l’humain et la machine co-créent l’imaginaire de demain. L’ouverture d’un nouveau chapitre, comme le résume Michel Poivert : « Que nous apprend l’IA sur la photographie ? Peut-être qu’elle n’a jamais été l’art du réel que l’on a cru. Post-photographes ou néo-photographes, promptographes plus certainement, les artistes nous offrent ici une approche alternative des images à l’heure de l’économie de l’attention. Pour eux, on ne peut plus regarder sans imaginer. »
« AImagine », au Hangar, à Bruxelles, jusqu’au 25 juin 2025.