Edward S. Curtis, la mémoire photographique amérindienne

A travers un nouveau livre, la maison Taschen offre une plongée instructive et émouvante dans l’intégrale des portfolios d’Edward S. Curtis, qui retrace l’existence des peuples indigènes d’Amérique du Nord au début du 20e siècle.

« Les Indiens savent instinctivement si vous les aimez ou si vous les prenez de haut. Ils savaient que je les aimais et que je voulais faire quelque chose pour eux. » Edward Sheriff Curtis (1868–1952) a consacré son existence à documenter et à sauvegarder l’héritage culturel des autochtones d’Amérique du Nord avant qu’ils ne soient « perdus à jamais ». 

À l’heure où Donald Trump veut « rétablir la vérité dans l’histoire américaine », dénonçant un « endoctrinement idéologique » racial, perpétué par les « idées inappropriées et clivantes » des musées de la Smithsonian Institution à Washington, le moment est propice, voire fondamental, pour une (re)lecture visuelle du travail unique d’Edward S. Curtis. 

Edward S. Curtis. Saguaro Fruit Gathering – Maricopa. From The North American Indian, volume 2, 1903–1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Cueillette de fruits de saguaro – Maricopa. Extrait de The North American Indian, volume 2, 1903-1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis Girl and Jar – San Ildefonso From The North American Indian, volume 17, 1903–1925 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Fille et jarre – San Ildefonso. Extrait de The North American Indian, volume 17, 1903-1925 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Flathead Childhoo. From The North American Indian, volume 7, 1900–1910 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. L’enfance des Flatheads. Extrait de The North American Indian, volume 7, 1900-1910 © Courtesy of TASCHEN

Dans son nouveau « Clothbound Classic », la maison Taschen offre ainsi à (re)découvrir dans un superbe coffret plus de 700 photographies de son œuvre colossale et fondatrice, publiée entre 1907 et 1930.

Gageure ethnographique

Son travail historique et artistique imprègne la culture américaine. Et pourtant, rien ne le prédestinait à devenir l’un des plus grands photographes ethnologues et anthropologues. Cet « Attrapeur d’Ombres », comme les Indiens le surnommaient, a fait de son exploration une œuvre mémorielle, entre textes et images. 

Edward S. Curtis, né d’une fratrie de quatre enfants au sein d’une famille de farmers, touchée par la pauvreté, la sécheresse et la guerre de Sécession, opère un tournant décisif en se lançant dans la photographie, alors en vogue dans les années 1880. Après l’achat d’un appareil à plaques grand format, il entame un début de carrière qui porte rapidement ses fruits. Il crée son studio, travaille avec des associés, installe les dernières innovations technologiques, entre téléphone et caméra cinématographique, puis part en expédition.

Edward S. Curtis. Canyon de Chelly – Navajo. From The North American Indian, volume 1, 1903–1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Canyon de Chelly – Navajo. Extrait de The North American Indian, volume 1, 1903-1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Bow River – Blackfoot. From The North American Indian, volume 18, 1926 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Rivière Bow – Pieds-Noirs. Extrait de The North American Indian, volume 18, 1926 © Courtesy of TASCHEN

« À pied, à cheval, en attelage, à dos d’âne, par bateau, en train et plus tard en auto », l’aventurier du Wisconsin traverse plusieurs régions du continent, se confrontant aux conditions extrêmes. Ses premières photographies des Native Americans séduisent l’auditoire, mais très vite, il éprouve le besoin d’être « le témoin de la disparition des cultures pour la postérité » et de développer l’idée « d’une documentation encyclopédique »

Les colons européens ont alors déjà commencé à éradiquer les populations autochtones et leurs territoires sont réduits de quelque millions d’hectares par différents régiments de cavalerie de l’armée des États-Unis. L’un des événements clés de cette période noire de l’histoire américaine: le massacre de Wounded Knee dans le Dakota (1890).

Quête obsessionnelle 

Edward S. Curtis sillonne ainsi l’Amérique du Nord, documentant les us et coutumes de plus de 80 tribus. C’est à un émouvant voyage dans l’esprit d’un peuple auquel nous convie celui qui a su sculpter la lumière pour révéler les ombres de l’âme et la réalité vivante des Américains originels. Les images sont pleines d’humanité, de dignité, de force et d’intimité. Sa vision porte le sceau de l’universalisme. 

C’est avec l’aide de l’ethnologue Frederick Webb Hodge à la Smithsonian Institution, du président des États-Unis Théodore Roosevelt et du banquier John Pierpont « J. P. » Morgan qu’il parvient à mener tant bien que mal son ambitieux The North American Indian. Un projet de vingt portfolios et de vingt volumes de textes réunissant plus de 2 000 illustrations et plus de 40 000 photographies, étendu sur trois décennies. 

Edward S. Curtis. Tearing Lodge – Piegan. From The North American Indian, volume 6, 1900–1911 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Tearing Lodge – Piegan. Extrait de The North American Indian, volume 6, 1900-1911 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Qahátīka Girl. From The North American Indian, volume 2, 1903–1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Fille Qahátīka. Extrait de The North American Indian, volume 2, 1903-1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Mósa – Mohave. From The North American Indian, volume 2, 1903 –1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Mósa – Mohave. Extrait de The North American Indian, volume 2, 1903 -1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Sitting Bear – Arikara. From The North American Indian, volume 5, 1905–1908 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Ours assis – Arikara. Extrait de The North American Indian, volume 5, 1905-1908 © Courtesy of TASCHEN

Peter Walther, éditeur de livres et auteur chez Taschen de The First World War in Colour (2014) et de New Deal Photography. USA 1935–1943 (2016), fait ainsi marcher dans les pas de Curtis. L’homme nous permet aujourd’hui de mieux connaître ces tribus, dont bon nombre restent quasi inconnues du public, au-delà des Cheyenne, des Apache et des Sioux. Citons les Nez Percé, les Qagyuhl, les Crows (Apsaroke) ou encore les Hopis, où les femmes portent des coiffures macarons, qui ne sont pas sans rappeler celle de la princesse Leia, personnage de la série de films Star Wars.

Le livre, un opus monumental, capte ainsi l’attention dès son introduction, pleine d’atmosphère, entre succès et revers, sacrifices et pugnacité. Walther retrace la vie et la carrière de Curtis, et ravive une époque martelée par la violence des guerres, les ravages des empires coloniaux, la misère rurale et urbaine, mais aussi marquée par l’avènement des technologies, de la photographie et de l’ère industrielle.

Héritage sacré

« Grande est la satisfaction qu’éprouve l’auteur qui peut enfin dire à tous ceux qui lui ont accordé une confiance sans bornes : c’est achevé. », écrit Curtis dans son tout dernier volume publié en 1930. On en saisit toute la portée à la vue de ces images. Ce coffret nous transporte au fil des pages dans des paysages du Nord-Ouest Pacifique au Nouveau-Sud-Ouest en passant par les Grandes Plaines, la région des Plateaux, la Californie et l’Alaska.

Edward S. Curtis The Hunter – Lake Pomo From The North American Indian, volume 14, 1924 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Le chasseur – Lake Pomo. Extrait de The North American Indian, volume 14, 1924 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Haschógan – Navajo (detail). From The North American Indian, volume 1, 1903–1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Haschógan – Navajo (détail). Extrait de The North American Indian, volume 1, 1903-1907 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Bear’s Belly – Arikara. From The North American Indian, volume 5, 1905–1908 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Ventre d’ours – Arikara. Extrait de The North American Indian, volume 5, 1905-1908 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis A Family Group From The North American Indian, volume 20, 1928 © Courtesy of TASCHEN
Edward S. Curtis. Un groupe familial. Extrait de The North American Indian, volume 20, 1928 © Courtesy of TASCHEN

Chacune d’elles sait émouvoir, par un pictorialisme bouleversant, par ses jeux d’ombres et de lumières, ses portraits de grands chefs au visage buriné, ses paysages infinis, escarpés et désertiques, et ses scènes de vie qui renvoient à Little Big Man (1970) d’Arthur Penn. Ce chef-d’œuvre anti-western retrace notamment la bataille de Little Bighorn (1876), victoire des Amérindiens sur l’armée américaine. Curtis a visité les lieux, partant à la rencontre des vétérans pour avoir leur version. Le sommet est atteint avec ces sépias majestueux. 

Coiffes en plumes, tipis, masques, totems, calumets, vêtements traditionnels et cérémoniels… D’aucuns diront que ces photogravures ont contribué à façonner l’image de l’Amérindien, qui perdure encore aujourd’hui dans l’imaginaire collectif. C’est pourtant un retour aux racines américaines dont il est question ici un siècle plus tard. Un retour auprès de ceux qui, pour beaucoup, ont donné leurs noms aux États d’Amérique. 

À travers ces sept cents pages de vestiges d’un passé révolu, les photographies nous montrent aussi que les communautés amérindiennes sont finalement toujours là, présentes et résistantes, et font partie « des forces de la modernité ».

Edward S. Curtis. The North American Indian. The Complete Portfolios. Publié aux Éditions Taschen, Mars 2025, 696 pages, 100 €.

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