Les images célèbres de Willy Ronis, racontées par lui-même

La Galerie Rouge, à Paris présente jusqu’au 17 mai l’exposition « Willy Ronis, Le tourbillon de la vie », avec des images emblématiques du photographe français, dont on découvre les petits secrets.

Figure emblématique de la photographie humaniste, Willy Ronis (1910-2009) définissait cette école française comme « le regard du photographe qui aime l’être humain ». Influencé par la musique et la peinture, il composait ses images avec la précision d’un artiste, capturant le quotidien avec une sensibilité rare et une joie non dissimulée. Il voyait dans la photographie un moyen de sublimer la vie, affirmant : « Parfois, il est possible de chiper le moment sublime et d’en tirer une immense satisfaction. »

De Paris à la Provence, en passant par Londres et Venise, son regard a capté les luttes sociales, l’espoir d’un monde meilleur après la Seconde Guerre mondiale et les éclats de vie trouvés au hasard des rues. Cette exposition à la Galerie Rouge explore la diversité de son œuvre photographique à travers des images emblématiques et d’autres, moins célèbres, qui renouvellent le regard que l’on porte sur son œuvre.

Ce goût pour la diversité des sujets, Willy Ronis le revendiquait comme une forme de liberté : « J’aime mieux tâter un peu de tout, quitte à porter mon effort sur ce que je fais volontiers et refuser ce qui m’intéresse moins. Être libre ? Oui, mais ça n’est pas tant la question de la liberté que le goût pour des choses diverses. »

Les tirages photographiques exposés dans « Willy Ronis, Le tourbillon de la vie » viennent de la donation Tina Vazquez, personne qui a été au fil de sa vie, une aide, une amie, un membre à part entière de sa famille. Ainsi, cette exposition met également en avant les liens d’amitié qui unissaient le photographe à Mme Vazquez. Surtout, chaque image révèle un moment bien particulier, une pléiade d’histoires touchantes que Willy Ronis a pris le soin de raconter avant de disparaître en 2009, publiées aujourd’hui dans Blind avec tendresse.

Place Vendôme, 1947 © Willy Ronis

« Ce jour-là, je m’apprêtais à prendre le métro aux Tuileries pour rentrer chez moi. C’était une fin de matinée, sur la place Vendôme. Tout à coup, je ne sais pas pourquoi, je baisse la tête et je remarque une flaque d’eau. Je me penche encore et en la regardant bien attentivement, je vois qu’un trésor se cache dans cette flaque, la colonne Vendôme s’y reflète, j’ai bien sûr tout de suite envie de faire une photo, c’est un petit miracle, ce reflet. Et aussitôt, une jeune femme enjambe cette flaque. Zut, je n’étais pas prêt. Je l’ai ratée, j’aurais pourtant tellement voulu prendre ce geste, cet ensemble, avec la flaque, la jambe et le reflet de la colonne. Mais quand j’ai levé la tête, je me suis aperçu que plusieurs femmes passaient par là et prenaient toutes la même direction. C’étaient les ateliers de la place Vendôme qui rejetaient leurs petites cousettes pour le temps du déjeuner, elles allaient sans doute se retrouver et se détendre dans un bistrot de la rue Saint-Honoré. J’ai regardé ma montre, oui, il était midi, c’était bien ça. Alors, j’ai attendu. Trois femmes, l’une après l’autre, ont fait le même parcours et ont enjambé la flaque. J’ai fait trois photos. Elles ne me remarquaient pas puisque c’était la flaque que je visais. J’aurais à la rigueur pu passer pour un maniaque ou quelqu’un de bien bizarre, mais, au moins, j’ai pu obtenir l’effet que je voulais. Cette photo est la plus belle des trois. Elle est étrange, sensuelle, avec le beau dessin de l’escarpin et l’ambiance particulière de ce jour, où, je m’en souviens, il n’avait pas cessé de pleuvoir. » 

Chez Maxe, Joinville, 1947 © Willy Ronis

« Ce jour-là, j’étais debout sur une chaise. J’étais allé à Joinville pour un reportage sur les guinguettes que m’avait demandé Le Figaro qui éditait alors tous les trimestres un bel album sur papier couché, avec des textes d’artistes, d’écrivains, de poètes. C’était en 1947, un dimanche après-midi. J’aimais en particulier l’ambiance de ces guinguettes, j’y venais régulièrement. Chez Maxe, c’était le nom de celle-ci, curieusement écrit avec un “e”, et dès que je suis entré, j’ai vu un groupe de danseurs vers le fond que j’ai eu envie de photographier. Tout de suite. Mais il me fallait chercher un point de vue, je ne pouvais pas aller directement sur la piste car la photo aurait été prise de trop près, il me fallait trouver un endroit qui me ferait dominer l’ensemble de la danse. C’est ce mouvement général de la salle et de la danse qui m’attirait. Et que je voulais saisir. Alors, j’ai grimpé sur une chaise, juste derrière ce couple qui est là, devant, de dos. Ce sera mon premier plan, j’ai pensé. Mais une fois sur la chaise, mon attention a été attirée vers un garçon qui faisait danser deux filles, très librement, très élégamment, sur la droite. C’est mon sujet, je me suis dit. Je le sens tout de suite quand je trouve mon sujet. Alors, j’ai fait signe au danseur pour qu’il se rapproche. Lui aussi m’avait remarqué, il m’a compris aussitôt et, tout en dansant avec les deux filles, il s’est avancé vers moi : c’est alors que j’ai fait ma photo. Il dansait comme un dieu. Et d’ailleurs, pour faire danser deux filles comme ça, il fallait qu’il ait vraiment du talent. Mais quand la musique s’est arrêtée et qu’il a repris sa place, je me suis aperçu qu’il avait un pied bot. J’étais stupéfait. C’était tout à fait invisible quand il dansait. Le moment où je choisis de prendre une photo est très difficile à définir. C’est très complexe. Parfois, les choses me sont offertes, avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. J’aime cette précision de l’instant. D’autres fois, j’aide le destin. Par exemple, ici, je sais que le premier couple ne s’est rendu compte de rien, mais pour avoir cette photo précise, je les ai vraiment appelés, mes danseurs. L’histoire ne s’arrête pas là. Il y a trois ans, j’ai reçu une lettre de la danseuse qui est sur la droite. Elle me disait qu’elle voyait cette photo de temps en temps dans la presse et qu’elle tenait à me dire combien elle était touchée par tout ce qu’elle représentait. Sa jeunesse, l’ambiance de ces guinguettes, et bien sûr la jeune fille qui dansait sur la gauche qui était une copine d’enfance : depuis la maternelle, précisait-elle. Mais le garçon, non, elles ne l’avaient plus jamais revu. Elles n’avaient dansé que cette fois-là avec lui. » 

Avenue Simon-Bolivar depuis l’escalier de la rue Barrelet-de- Ricou, Paris, 1950 © Willy Ronis

« Après-midi d’hiver. J’ai rarement inclus autant d’éléments dans une même photographie. Il y a la mère portant son enfant, pivot de la construction. Il y a le fardier tiré par son cheval, ce qui ne courait déjà plus les rues dans le Paris de cette époque ; l’ouvrier qui répare les feux tricolores ; derrière lui un couple qui pousse une voiture d’enfant, et devant lui une maman qui fait de même. À droite, le cordonnier et son interlocuteur (un pharmacien peut-être) fixent le même point que nous ignorerons à tout jamais. Au-delà, c’est la rue Lauzin et ses ateliers, aujourd’hui remplacés par des immeubles pas désagréables à regarder (allée Louise- Labé, etc). J’y ai fait des photographies nouvelles en me replaçant au même endroit, mais pas à la même saison. Pour ne pas avouer que c’est moins bon, je dirais que c’est autre chose. Tirage de difficulté moyenne. Très faible recadrage sur les deux côtés. » 

Gamins de Belleville, sous l’escalier de la rue Vilin, Paris, 1959 © Willy Ronis

« Le travail sur les cités nouvelles pour Marie-Claire m’ayant gravement fatigué du béton, j’ai entrecoupé mon labeur d’intermèdes plus classiques. C’est ainsi que je me suis retrouvé, le 26 septembre 1959, dans les quartiers de Belleville et Ménilmontant où commençait à s’exercer, malheureusement plus souvent pour le pire que pour le meilleur, la rage des reconstructeurs. Objectif 28 mm, cadrage intégral. »

Pub à Soho, Londres, 1955 © Willy Ronis

« Reportage sur le quartier de Soho à Londres, pour France Soir, dans le pub français de Gaston Berlemont, une fin de matinée de décembre superbement éclairée par les rayons bas de ce soleil^$ù d’hiver. Coup d’oeil circulaire rapide : chic, un escalier ! Belvédère idéal : je ne gêne personne et je vois tout. Deux ou trois clichés, très vite, pour assurer le coup ; on ne sait jamais, il y en a qui ont la bière irascible. Et puis j’attends que la jeune serveuse vienne se placer dans un rayon de soleil. Merveille ! Tout tombe à son exacte place, mieux que si j’en avais été organisateur. Tirage difficile à équilibrer, à cause de très fortes oppositions ombresoleil. 28 mm, sans doute à F : 8 et 1/25 de seconde. Le film était l’HPS d’Ilford, plus tard remplacé par l’HP5. » 

Fondamente Nuove, Venise, 1959 © Willy Ronis

« Venise. Fondamente Nuove, quais nord de la cité des Doges. Le soleil, déjà un peu bas, silhouettait durement les contre-jours. Je permute le 28 mm contre son extrême contraire, le 135 : c’est ainsi que se cadrerait le mieux l’image que j’espère, et dont le schéma existe déjà dans ma tête. Espoir comblé : une petite fille s’engage sur la passerelle. Unique déclic. Un regret : j’aurais préféré que la barque du rameur soit un peu détachée des poteaux de bois, avec lesquels sa masse se confond. Et puis, j’ai cadré un peu de travers, dans ma précipitation. Il faudra redresser au tirage pour rétablir l’horizontalité du plan supérieur. Veiller également à bien doser les contrastes et à ne pas faire monter du gris sur la surface de l’eau. » 

Les marchandes de frites, 1946 © Willy Ronis

« Ce jour-là, je venais de terminer un reportage sur les Halles Baltard, les grandes Halles de Paris. Le quartier m’intéressait beaucoup et je me promenais encore, comme ça, au gré de ma fantaisie. Il était midi et j’étais arrivé rue Rambuteau. J’ai été saisi par la grâce de ces deux jeunes filles qui vendaient simplement des frites et parlaient à un client qui, naturellement, plaisantait avec elles. J’ai fait ma photo, de chic, le nez au vent. Il y avait beaucoup de monde tout autour et comme elles étaient jolies et avenantes, ça excitait la verve des clients. C’était en 1946, un an après la Libération, Paris vivait une période d’optimisme et de grand enthousiasme, c’est ce que traduit pour moi cette photo. Leur charme, leur sourire, leur malice, c’est au fond tout ce qu’on aime dans ce Paris-là, vif, alerte, drôle. J’ai eu la chance de vivre à cette époque-là. J’ai couvert les trois-quarts du siècle. Mes premières photos datent de 1926, et j’ai travaillé jusqu’en 2002. Avec un arrêt pendant la guerre, où j’étais dans le Midi. Là, je n’ai pas fait de photos, sauf quelques-unes de Vincent bien sûr. Et une série de portraits de Jacques Prévert qui nous avait invités à passer la Saint-Sylvestre chez lui, à Tourettes-sur-Loup, la nuit de 1941 à 1942. » 

La pause, 1945 © Willy Ronis

« Ce jour-là, sur le tournage d’un film de second ordre qui s’appelait Le Roi des resquilleurs, je faisais un reportage qu’on m’avait demandé, pour une revue. C’était un film comique, et toutes les scènes étaient tournées en studio : j’aimais suivre ce travail de répétitions puis de tournage, il y avait tant de détails à capter. C’était l’heure de la pause. Je me souviens que nous avions très froid dans ces locaux. Nous étions en 1945, tout était encore mal chauffé. J’ai surpris alors ces girls qui venaient juste de tourner une scène et qui essayaient de se chauffer, malgré tout, contre les éclairages. Les ampoules étaient très fortes, c’était la seule source de chaleur, et en attendant la reprise du tournage, elles s’étaient postées devant ces boîtes à lumière. La scène était à la fois quotidienne et mystérieuse, je n’ai pas pu m’empêcher de la saisir. Cette lumière paraît même un peu inquiétante, dans quel temps sommes-nous au juste ? » 

Le petit Parisien, 1952 © Willy Ronis

« Ce jour-là, pour cette photo qui a été tant de fois reproduite dans la presse et qui, pour finir, pourrait venir signer mon autoportrait en petit Parisien, j’avais fait une petite entrave à ma pratique habituelle. Je veux dire que j’ai fait un minimum de mise en scène. Je devais illustrer un reportage qui s’appelait Revoir Paris et racontait l’histoire d’un Parisien qui était allé vivre quinze ans à New York et revenait à Paris, en remarquant avec amusement tous les signes distinctifs de ce qu’on voit à Paris. Parmi toutes ces choses distinctives, il y avait bien entendu le grand pain parisien. Il fallait donc que je trouve une façon particulière de le photographier, de le mettre en situation, ça n’aurait pas eu de sens de choisir simplement le cadre d’une boulangerie. Il était midi, je suis allé dans mon quartier rôder du côté d’une boulangerie. Dans la queue, j’ai vu ce petit garçon, avec sa grand-mère, qui attendait son tour. Il était charmant, avec un petit air déluré. J’ai demandé à sa grand-mère : “S’il vous plaît, Madame, est-ce que vous m’autoriseriez à photographier ce petit garçon quand il sortira avec son pain ? J’aimerais bien le voir courir avec son pain sous le bras. – Mais oui, bien sûr, si ça vous amuse, pourquoi pas ?” Je me suis posté un peu plus loin, j’ai attendu. Il a acheté son pain et il a couru, de façon si gracieuse et si vivante. Je l’ai fait courir trois fois, sur quelques mètres, pour avoir la meilleure photo. Et cette photo a eu un succès formidable, on en a fait un poster, des cartes postales, j’ai su qu’on la voyait même à l’étranger, dans les bistrots, ou dans les boulangeries, à New York, et dans un certain nombre de capitales européennes. Ce garçon-là, je l’ai retrouvé grâce à sa belle-mère qui, un jour, s’est manifesté et m’a téléphoné, un matin : “Vous savez, monsieur Ronis, ça fait longtemps que je connais cette photographie, et naturellement mon gendre la connaît aussi, mais si je vous téléphone aujourd’hui, c’est que je l’ai vue en couverture d’un livre que vous venez de faire paraître.” Grâce à cette femme, j’ai pu aussi retrouver le nom de la rue où j’avais fait cette photo : la rue Péclet. Je suis retourné pour voir si j’allais retrouver la porte, si j’allais me souvenir. La maison n’avait pas été ravalée, c’était exactement le même décor, et j’ai eu la preuve que c’était bien là parce que sur le cliché complet, il y avait en bas de ce mur un regard pour le gaz, comme une petite boîte en fonte, qui était resté à la même place. Le regard n’avait pas bougé pendant toutes ces années ! Mais le petit garçon, lui, ne s’est jamais manifesté. » 

Jour de pluie au Centre Georges-Pompidou, Paris, 1981 © Willy Ronis

« En m’apprêtant à quitter le Centre Pompidou, un soir, je suis fasciné par les jeux du soleil, soulignant sur le cylindre plastique d’une galerie extérieure les ruissellements d’une averse récente. Deux photographies sans personne, comme pour m’échauffer ; une troisième avec un couple dont je ne suis pas sûr ; une quatrième, celle-ci, que je sens pouvoir être la bonne. Zoom 28-50 mm. Tirage difficile, car il faut des détails dans les parties ensoleillées, et laisser entrevoir les piétons sur la piazza du plateau Beaubourg. Cadrage intégral. » 

La nuit du 14 Juillet, Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1955 © Willy Ronis

« C’est le 14 juillet 1955, boulevard Saint-Germain, au coin du terre-plein de l’Odéon : une de ces multiples scènes qui naissent, évoluent très vite et disparaissent, comme bulles de savon. Être présent, se placer où il faut, éviter la confusion des plans, montrer qu’il se passe quelque chose, peu importe quoi : nous ne sommes pas au cinéma et nous n’avons pas à suivre de fil conducteur. Il faut se déplacer tout le temps pour se sensibiliser soi-même à la succession ininterrompue des surprises. Bien moduler le tirage. Cadrage presque complet. » 

L’exposition « Willy Ronis, Le tourbillon de la vie » est présentée à la Galerie Rouge, à Paris, jusqu’au 17 mai 2025.

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