Au cours des six dernières décennies, Ralph Gibson a créé une œuvre aux multiples facettes, entre images surréalistes, érotiques et mystérieuses. Il débute sa carrière professionnelle comme assistant de Dorothea Lange (de 1961 à 1962), qui a immortalisé la Grande Dépression américaine, puis il travaille avec Robert Frank sur deux films entre 1967 et 1968. Ralph Gibson a également entretenu toute sa vie une passion pour les livres et leur fabrication. En 1969, il s’installe à New York, où il crée Lustrum Press afin de contrôler la reproduction de son travail. Depuis la parution, en 1970, de l’un de ses livres de photos les plus célèbres, The Somnambulist, son travail n’a cessé d’être publié sous forme d’ouvrage. Lustrum Press a également publié Tulsa de Larry Clark (1971), un livre de photos illustrant la consommation de drogue des jeunes amis de Clark, prémisses également de son célèbre film Kids (1995).
Dans cet entretien, Ralph Gibson partage sa vision de la photographie et de l’époque dans laquelle nous vivons.
Si vous faites le bilan de votre carrière, que voyez-vous ?
Je ne regarde pas en arrière. En revanche, j’ai une grande nostalgie de l’avenir. Peut-être que pour quelqu’un de votre âge, regarder en arrière serait plus intéressant. Mais pour moi, c’est inutile, et ce serait une perte de temps.
Pourquoi la maison d’édition Lustrum Press a-t-elle été si importante dans les années 1970 ?
Eh bien, parce que si vous regardez le genre de livres que les gens produisaient dans les années 1970, ce n’était pas du tout le genre de livres que je faisais.
Quelle était la différence ?
Le contenu. Le livre photo traditionnel était aussi formaté que prévisible. Comme par exemple ceux sur la photographie de paysage, mais ce n’était pas… Les Américains de Robert Frank a montré ce que pouvait être un livre. Après, les ouvrages sont devenus beaucoup plus intéressants, et il se trouve que j’ai participé très tôt à ce mouvement.
Vous avez travaillé avec Larry Clark ou Mary Ellen Mark. Qu’aviez-vous en commun ?
Larry, Mary Ellen et moi sommes arrivés à New York en même temps, à quelques mois d’intervalle, et nous sommes très vite devenus amis, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Nous respections le travail de chacun. Même si nos approches étaient très différentes, nous savions que nous œuvrions de l’intérieur. Des photographes qui maîtrisaient le métier et qui partageaient leur savoir-faire. Des gens qui comprenait profondément la photographie. Un initié photographie de l’intérieur, et n’a rien d’un observateur. Il est partie prenante et dès lors son travail a quelque chose de personnel.
Êtes-vous toujours en contact avec Larry Clark ?
Je lui ai parlé la semaine dernière.
De quoi avez-vous parlé ?
Larry a toujours quantité de projets en chantier. Aujourd’hui, il est cinéaste à 99%. Et pour ces nombreux projets, il est sans cesse en quête de financement. Par ailleurs, je suis le parrain de son fils, et ma femme est la marraine de sa fille. Les liens sont quasi familiaux et nous sommes donc très proches. Il est en France depuis trois mois et travaille…
Comment était New York à l’époque ?
Pour un jeune photographe à la fin des années 1960, New York était un lieu plein de promesses, au potentiel énorme. Avec une bonne dose d’ambition et de talent, tout y semblait possible. Je vivais au Chelsea Hotel, à qui je devais neuf mois de loyer. Deux de mes trois Leica étaient chez un prêteur sur gages, mais je travaillais à un ouvrage intitulé The Somnambulist. Puis mon travail a commencé à porter ses fruits, le livre a été un succès et vous connaissez la suite.
Vous avez côtoyé la Beat Generation…
J’ai eu la chance d’être là. Il faut comprendre qu’en 1960, à part la Beat Generation, il ne se passait pas grand-chose. L’époque était à la contraception, au contrôle des naissances, au concubinage et au rock n’roll. La Seconde Guerre mondiale était bel et bien terminée, et beaucoup de choses changeaient. Le rêve américain commençait à se concrétiser. Entre 1950 et 2000, en Amérique, tout le monde ou presque s’est élevé socialement, financièrement… et nous avons cru que notre modèle était transposable à la jungle que représentait le reste du monde. Mais la vérité, c’est qu’en Amérique, on vous enseignait deux choses. La première: que vous pouviez devenir n’importe qui. Même président. La deuxième: que vous deviez avoir réussi à 30 ans.
Pouvez-vous nous parler de vos rapports avec les photographes de l’agence Magnum ?
J’ai arrêté d’aller au bureau de Magnum. Le grand producteur Samuel Goldwyn a dit un jour : « Si vous avez un message, envoyez un télégramme ». Et il se trouve que j’ai réalisé que je n’avais pas de message. Ce n’est ni bien ni mal, mais mon travail s’engageait vers le surréalisme. Il était davantage introspectif.
Le photojournalisme ne vous intéressait pas ?
J’ai toujours souhaité que mes images servent de décodeurs. Ce qui n’est pas dans l’air du temps. Je ne revendique aucun impact social, j’essaie simplement de foncer. Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de place pour les jeunes photojournalistes qui repoussent les limites. Le public doit savoir qu’ils prennent des risques. Mary Ellen Mark m’a dit un jour : « Prendre la photo, ce n’est pas si compliqué. C’est l’approche qui est difficile. »
Votre œuvre la plus célèbre est souvent qualifiée de surréaliste. Cela est-il toujours d’actualité ?
Plus vraiment. Il y a bien longtemps que je m’en suis désintéressé. Je suis désormais plus porté sur la phénoménologie et la sémiotique.
Qu’avez-vous appris en étant l’assistant de Dorothea Lange ?
Dorothea Lange est la première grande photographe que j’ai eu le privilège de rencontrer. Et la première chose que j’ai apprise d’elle, c’est qu’elle ne comprenait pas grand-chose à la technique. Elle avait énormément à dire, et il semblait que le support obéissait à la force de sa volonté… de cette vieille dame chétive. Pour les jeunes photographes – qui sont des purs produits de l’ère numérique -, l’une des qualités les plus difficiles à acquérir sera de décrocher une signature visuelle.
Et celui de Robert Frank ?
Lorsque le livre de Robert Frank, Les Américains, est sorti, ma génération en a été galvanisée. Un authentique coup de massue.
Pourquoi ?
J’ai commencé à comprendre qu’il y avait quelque chose de la photographie que j’ignorais. Comment faire entrer du contenu dans une image ? Il n’y a rien de plus facile que de déclencher l’obturateur. Mais prendre une photo qui fera date, qui entrera dans l’histoire, c’est une autre paire de manches. Je me suis donc rendu à New York où j’ai fait la connaissance de Robert Frank, et c’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur ses films. Un jour, il m’a dit : « Je vais peut-être me planter sur ce film, Me and My Brother, mais au moins je fais quelque chose d’original. »
Aujourd’hui, qu’enseignez-vous à vos assistants ?
Principalement l’histoire de l’art et ce qu’ils peuvent en retenir pour la composition d’une image. Ce genre de choses.
Et vous continuez à prendre des photos ?
Tous les jours. Ce qui explique ma passion pour le numérique. Parce que sinon, j’aurais besoin de dix assistants pour gérer tout ce que je fais. Oui, vraiment !
Parlez-nous de vos derniers travaux. Vous vous intéressez aux formes, aux silhouettes et à la géométrie de notre monde en général…
Dernièrement, je me suis beaucoup servi de téléobjectifs. J’ai intitulé une série « Vertical Horizon ». La compression opérée par le numérique m’intéresse beaucoup. C’est dans cet état d’esprit que j’utilise des téléobjectifs. La compression, c’est l’essence même du numérique. Qu’il s’agisse de finance, de cinéma, de musique, tout est compressé numériquement. Donc, si je décide de travailler avec, je compresse la lumière avec un téléobjectif et le capteur réagit… Regardez une image numérique et regardez la même image sur pellicule et vous verrez différents contours et caractéristiques. Je considère donc ces caractéristiques comme un langage propre.
Ce travail est en couleur, ce qui pour vous est inhabituel…
Essentiellement en couleur. Ce qui est un défi de taille. Mais le numérique permet une maîtrise qui n’existait pas auparavant.
Vous entretenez une relation particulière avec la France. Vous exposez dans une galerie, celle de Thierry Bigaignon…
Oui, c’est un bon galeriste. Il existe un mot en français : « exigeant ».
Oui.
Sa galerie est remarquable, ainsi que les œuvres qu’il propose. Son travail est très créatif.
Comment expliquez-vous votre attachement à la France ?
J’ai grandi en Californie, ce qui équivaut à grandir en plein désert. En plein désert culturel. A l’opposé de la France, où tout est culture.
Cela résume bien les choses.
Oui, je le pense sincèrement. Par ailleurs, mon appétit culturel est insatiable. Et au sein du nec plus ultra culturel, tout ce que j’observe reflète mes idées actuelles. Que ce soit l’architecture, la sculpture, les préoccupations politiques, ou les tendances littéraires et l’esthétique en général, avec une mention particulière pour l’esthétique. Tout ce qui m’intéresse semble relever de la culture hexagonale. Et dans une moindre mesure, de l’italienne.
Vous allez souvent en France ?
Nous partons pour Marseille demain.
Vraiment ?
Oui. Et l’identité marseillaise est tout sauf un mythe.
Marseille me rappelle un peu Brooklyn.
Oui, par son caractère insoumis, brut de décoffrage et industrieux. Je suis entièrement d’accord avec vous. Marseille est à la France ce que Brooklyn est à New York.
En effet.
Le truc avec la France : ce que nous appelons la France n’existera plus très longtemps… 50 ans, peut-être 100. Le monde change. Et les grandes cultures européennes sont perméables à l’immigration, semant des graines dont vous cueillerez bientôt les fruits. Ce qui se passe en France actuellement est très intéressant.
Vous voulez dire qu’elle s’américanise ?
Qu’elle se mondialise.
Que vous apprend la France ?
Dans les années 1970 sur un vol d’Air France, je lisais le Herald Tribune. Qui affirmait que les Français adorent parler de sexe mais rechignent à parler d’argent. Les Américains n’ont aucun problème lorsqu’il est question d’argent, mais…
Que nous réservez-vous dans les années à venir ?
J’ai quelques très gros livres en chantier. Mon imprimeur s’occupe actuellement d’un ouvrage intitulé « Refractions number 2 » : ce sont mes réflexions et mon esthétique de la photographie. Si la photographie est un langage, alors différentes personnes s’exprimeront différemment, à l’instar du roman. J’ai eu le privilège de rencontrer de nombreux intellectuels français, et votre terreau demeure fertile. Je sais que vous traversez actuellement une crise identitaire, qui ne diffère en rien des crises identitaires aux quatre coins du globe. Mais je joue toujours avec l’idée d’être un gentleman du 19ème siècle aux concepts abstraits, dans la mesure où je les retrouve dans mes photographies. Ainsi va la vie.
Propos recueillis par Jonas Cuénin
Jonas Cuénin est le directeur éditorial de Blind et l’ancien rédacteur en chef des magazines L’Oeil de la Photographie et Camera.
Plus d’informations sur Ralph Gibson sur son site, et sur le Leica Hall of Fame here. Ralph Gibson est représenté par la galerie Bigaignon, à Paris.