Le prix de la Fondation Deutsche Börse pour la photographie est le plus important du Royaume-Uni. C’est aussi le meilleur. L’édition de cette année dévoile des œuvres provenant d’Afrique du Sud, des États-Unis et d’Irlande du Nord. Qui va l’emporter ? Vous pouvez tenter de le deviner en vous rendant à l’exposition présentée à la Photographers’ Gallery de Londres.
En regardant la liste des anciens lauréats et nominés du prix Deutsche Börse, on constate qu’il s’agit d’un véritable Who’s Who de la photographie : Gursky, Dijkstra, Teller, Graham, Meiselas, Bourouissa.
Il y a des gens qui auraient dû le gagner, ceux qui pensent qu’ils auraient dû le gagner, et ceux qui auraient pu le gagner une autre année. Il y a des gens comme Matthieu Asselin, dont l’installation sur Monsanto/Bayer a mis en évidence l’aimable relation que les sponsors des prix de photographie entretiennent avec la destruction de la planète, en incluant une application montrant l’évolution du cours des actions Monsanto et Bayer en temps réel. Il aurait dû recevoir un prix spécial pour cela, mais ce ne fut pas le cas.
L’édition de cette année commence au dernier étage avec le projet « Floodzone » d’Anastasia Samoylova, nominée pour une exposition du même nom à Moscou. Il s’agit d’une série de photos saisissantes de la Floride en période d’inondation, présentées non montées dans des cadres blancs. Les images les plus luxuriantes, dont les roses et les verts forment une vision ballardienne d’un monde au bord d’un changement climatique cataclysmique. L’État et ses principales villes (dont Miami) sont représentés, avec des photos de propriétés en arrière-plans et l’intrusion de la mer dépeinte par des taches. Autre image marquante : celle d’un alligator derrière un écran de verre rayé, flottant mollement dans une eau verte et trouble. Il existe une barrière, mais qui n’est que temporaire. L’alligator attend son heure.
La salle suivante présente le travail de Jo Ractliffe, nominée pour son livre Photographs – 1980s – Now. Alors que les images de Samoylova ont un côté effronté et exubérant, celles de Ractliffe semblent plus méditatives. Toutes deux partagent cependant une préoccupation pour les éléments cachés du paysage, les traces qui trahissent un temps plus long. Dans le cas de Samoylova, ce temps est météorologique, dans celui de Ratcliffe, il est politique et économique.
Les images de Ratcliffe sont présentées dans de petits cadres qui tapissent les murs de la galerie. Elles montrent des scènes en Afrique du Sud, Namibie et Angola, et sont proches de ce que Ratcliffe qualifie de « registre du rien », en ce sens qu’elles ne dévoilent pas grand-chose et qu’il faut les passer au crible afin de trouver des indices : un site funéraire, un carrefour, une usine d’amiante abandonnée.
Les photos semblent avoir été prises au plus fort de la journée, et elles sont imprimées avec des tons aux faibles contrastes. Visuellement, c’est une zone hostile qui rappelle que les pouvoirs économiques et politiques déterminent comment ces terres sont utilisées et qui peut y vivre. Il y a des pipelines, des mines à ciel ouvert et des fêtes religieuses, et lorsqu’on dépasse le vernis de ce « registre du rien », on pénètre un monde fait de conflits, d’idéologies et d’intérêts économiques qui se chevauchent. En ce sens, il s’agit peut-être de l’œuvre la plus complexe.
La nomination de Deanna Lawson pour son exposition Centropy à la Kunsthalle de Bâle lui dispute l’idée de travail le plus complexe. On entre dans la salle pour découvrir des portraits géants réalisés dans des intérieurs, puis on se retourne et l’attention est captée par Monetta Passing, un portrait de Monetta sur un lit de satin violet. Elle est allongée, les yeux fermés, la peau comme cirée, tandis qu’un homme en chemise noire à manches courtes est assis à ses côtés, des bagues en argent aux deux index et des bracelets du même métal aux deux poignets. Il a l’air épuisé. Une image fascinante présentée dans un cadre en miroir qui fait écho à la richesse des détails.
Il y a des photos de femmes enceintes, d’un enfant habillé pour le carnaval, tandis qu’une femme âgée est assise à côté, les détails de la vie quotidienne conférant une profondeur spirituelle et narrative. Il s’agit d’une représentation des familles noires. La vie ici tourne autour de la naissance, de la mort et des idées de sagesse, de connaissance et de résilience dans le cadre d’une histoire violente. Cette idée d’un récit plus vaste est accentuée par différentes références temporelles ; une image des chutes du Niagara sur le côté, une photo de l’étoile la plus brillante du ciel, Sirius B., juxtaposée à un instantané de Dana. Il y a des photos d’albums de famille modifiés, des clichés sur lesquels on a écrit, et un hologramme. Il s’y passe énormément de choses.
La salle suivante dévoile le travail de Gilles Peress, sélectionné pour son ouvrage monumental, Whatever you say, Say Nothing. Ce livre témoigne d’un travail réalisé en Irlande du Nord au cours des 50 dernières années. S’il avait été montré il y a 20 ans, il aurait certainement été présenté comme du pur photojournalisme. Ici, il s’agit d’une « fiction documentaire », sous la forme d’un récit semi-fictionnel de 22 jours du conflit en Irlande du Nord. Ces 22 jours correspondent aux différents chapitres de l’œuvre.
Dans la pièce, on est immédiatement frappé par une masse de photos de marches, d’enterrements, de feux de joie et autres scènes de la vie quotidienne. Tout se chevauche et c’est le but. Les images ne sont pas encadrées mais épinglées au mur et présentées à la fois dans des grilles formelles en noir et blanc, ou proposées avec du texte.
Certaines des légendes détaillent les journées/chapitres clés. Voici le premier chapitre
Chapitre 1 – Le premier jour
Un jour où vous ne comprenez rien
Un jour qui peut durer une semaine, un mois, un an, dix ans…
Un jour qui se répète, tout d’un coup
Un jour froid et solitaire, où vous regardez les gens de loin
Et eux vous regardent, suspicieux
Un jour brutal, aux enfants étrangers
Le bruit des émeutes, les gamins qui courent dans la rue et vous ignorez pourquoi
La panique en centre-ville, comprise après coup : une alerte à la bombe
Quatre saisons en une seule journée, incompréhensible
La nuit tombe et le feu brûle, au loin
Portes fermées, les gens vous observent derrière leurs rideaux
La chaleur des pubs semble bien loin
Pièces sombres, respirations lourdes et coups violents
Quelqu’un est battu, goudronné et plumé – marié
Des enfants se font tirer dessus avec des balles en plastique
Lundy brûle en effigie
Des femmes aux poitrines généreuses regardent
En bref, cette exposition est celle d’une histoire de la violence où les coups et les meurtres s’étalent dans le temps et se confondent avec l’inertie du quotidien, le traumatisme de la mémoire, les histoires qui se répètent et des existences qui se débattent au milieu de ce chaos.
Cette idée d’interaction entre divers récits personnels et différentes échelles temporelles est le point commun reliant tous les artistes présentés pour le Prix de cette année. Tous pourraient l’emporter. Je parierais sur Peress, Samoylova, Lawson ou Ractliffe. Une chose est sûre, le choix du lauréat ne sera pas simple.
L’exposition du Prix de la Fondation Deutsche Börse pour la photographie 2022 est présentée à la Photographers’ Gallery, à Londres, jusqu’au 12 juin 2022, et le lauréat sera désigné le 12 mai 2022.