Sa scolarité primaire achevée, August Sander avait dès l’âge de 14 ans rejoint son père à la houillère de Herdorf, sa ville natale du Rhénanie-Palatinat. Il y aurait passé une vie de mineur sans sa rencontre avec Heinrich Smeck, le photographe attaché à la société de charbonnage. Smeck suscite chez le jeune homme une vocation, il le prend en apprentissage avant d’en faire un opérateur capable d’exécuter ses premiers portraits de villageois et de mineurs.
Passionné par un métier qu’il commence à maîtriser, Sander affine et conforte sa pratique par un tour d’Allemagne orientale qui lui feront connaître les ateliers de Berlin, Magdeburg, Halle, Saale, Leipzig, Dresde, où il suit quelques cours de dessin et de peinture avant d’établir sa propre enseigne à Linz. La petite ville autrichienne lui offre le début d’une notoriété confirmée dès 1904 par une suite de distinctions en Allemagne, en Autriche et une médaille d’or à l’exposition internationale des Arts décoratifs du Grand Palais à Paris.
C’est donc un artiste reconnu qui finit par se fixer en 1909 dans le quartier de Lindenthal à Cologne. Encore imprégné de la tradition pictorialiste héritée de la fin du 19e siècle, August Sander propose d’abord à sa clientèle la manière qu’elle attend, d’une pose solennelle devant un décor en toile peinte, avec l’accessoire d’un élément de mobilier, comme la touche discrète d’un statut social.
L’offre d’une prestation artisanale se déplace bientôt vers une contextualisation de la commande, quand, dans une tonalité égale, sobre et toujours respectueuse, August Sander s’emploie à faire de chacun de ses clients un modèle constitutif de la société de son temps, en rendant au champ de l’image une fonction signifiante et non plus décorative. C’est en intérieur l’atelier de l’artisan, la bibliothèque du professeur, et dehors, la perspective urbaine du citadin, la forêt du chasseur, comme autant de composantes narratives, quand le photographe ne leur préfère pas l’abstraction d’un fond uniforme en résonance avec la perfection de l’éclairage du studio.
En bon gestionnaire de son affaire, le photographe de Lindenthal tenait les registres de sa clientèle, jusqu’à imaginer la constitution d’un fonds raisonné des plaques négatives et des épreuves. À ses archives et à sa production, August Sander donne le titre générique de ce qui se profile bientôt comme l’œuvre d’une vie : « Hommes du 20e Siècle ». Ancrée dans la période de la République de Weimar, une première livraison de 60 portraits paraît en 1929 sous la forme d’un livre, Antlitz der Zeit (Visages d’une époque), conçu comme l’échantillon de l’œuvre à venir que Sander structure dans la rigueur encyclopédique de 46 portfolios de 12 pièces, regroupés en sept sections synthétisant la répartition complexe de la société en métiers et vocations, tranches d’âges ou lieux de vies.
L’arrivée en 1933 du régime Nazi devait mettre un frein à l’entreprise d’édition : la présence de visages jugés peu aryens conduit à l’interdiction d’Antlitz der Zeit à la vente et à la destruction des plaques d’impression. Sa proximité avec les artistes progressistes de Cologne dont plusieurs membres poseront devant son objectif ajoute à la méfiance des nouveaux maîtres vis-à-vis du photographe qui, dès lors, consacre une partie de son temps et de sa production aux paysages offerts par la région rhénane.
Se faisant discret, Sander n’en continue pas moins d’accueillir la clientèle juive de Cologne pressée par la bureaucratie nazie de multiplier ses pièces d’identité et dont il tire le portrait dans les mêmes règles de l’art. Comme ceux des partisans à croix gammée, ces visages de persécutés intègrent le projet monumental d’« Hommes du XXe siècle », auquel August Sander met fin un jour de mars 1944, avec la photographie du masque mortuaire de son fils Erich, détenu politique décédé dans la prison de Siegburg, à quelques jours de sa libération.
Germany / 1920s / New Objectivity / August Sander. Exposition au Centre Pompidou, à Paris, Galerie 1, niveau 6. Du 11 mai au 5 septembre 2022.