C’est une idée simple qui sert de fil conducteur à l’exposition intitulée « This is Britain: Photographs from the 1970s and 1980s » : elle présente le travail de photographes « qui ont enregistré des modes de vie menacés d’extinction, ou en train de disparaître » en Grande-Bretagne. Elle montre aussi l’influence de la culture automobile, de la migration, de la désindustrialisation et de la déréglementation bancaire sur une nation qui a décliné, en de nombreux domaines, dans les années d’après-guerre.
Ce déclin s’exprime pleinement, à présent, dans le contexte du post-Brexit. Visiter le Royaume-Uni, de nos jours, c’est découvrir un pays vu de l’étranger avec un mélange de pitié et d’un plaisir coupable de « schadenfreude ».
Mais le déclin a vraiment commencé à se faire sentir dans les années 1970, lorsque les manufactures ont disparu, et que la politique thatchérienne et le chômage de masse qui en a résulté ont détruit le tissu social de la nation.
Le nouveau règne de l’industrie
Dans ses images, le photographe britannique John Davies met en évidence les changements qui sont advenus dans ce pays, en matière de puissance industrielle. C’est l’œil de Dieu lui-même qui juge la centrale électrique Agecroft de Salford, à travers l’objectif du photographe. Dans cette image quatre immenses cheminées s’élèvent au-dessus d’un terrain où des hommes jouent au football.
Une atmosphère idyllique et pastorale règne sur les champs. Des arbres aux branches nues se détachent au premier plan. Mais si l’on regarde de plus près, on distingue, en bas à gauche, un cheval blanc debout sur de menus débris. Une voiture est là, renversée, et entre les champs et les cheminées, on aperçoit un écoulement de la centrale électrique dans la rivière Irwell, d’où l’eau a été drainée pour être utilisée dans les tours de refroidissement.
Aujourd’hui les tours ont disparu. À leur place se dresse les murs d’une prison privée, une conséquence de l’obsession de la privatisation des années 1980. Work Stations d’Anna Fox, une série d’images prises à cette époque, montrant des travailleurs durant leurs heures de travail ou leurs pauses, illustre bien cet état d’esprit. La série a été réalisée à la fin des années 1980, et les personnages qu’elle représente sont les produits de la déréglementation du secteur bancaire.
Et Londres vira à gauche
La question des classes sociales est déjà présente dans les travaux précédents de la photographe Karen Knorr. Sa série Gentlemen montre les déceptions des Anglais de la classe supérieure, peinant à s’adapter à une nouvelle époque. Inspirées par les clichés du travail de Bill Owens et notamment de son livre Suburbia, les photographies sont accompagnées de légendes :
Les journaux ne sont plus repassés,
Les pièces de monnaie ne sont plus propres
Tout va de travers,
peut-on lire sous l’image d’un jeune homme en costume à rayures, assis, un journal sur ses genoux, dont le titre dit : London Turns Left (Londres vire à gauche).
La société britannique s’est divisée en deux camps opposés. Après la contestation et la modification des lois sur l’homosexualité, l’avortement, le divorce, la discrimination raciale et les droits des femmes dans les années 1960 et 1970, les réactionnaires ont marqué de leur sceau les années 1980. L’article 28 illustre ce contrecoup : il interdit alors aux autorités locales de promouvoir « l’acceptation de l’homosexualité en tant que prétendue relation familiale ».
La série de photographies de Sunil Gupta, Pretended Family Relationships, est une réponse directe à cette loi – une série qui rend l’amour gay visible dans l’espace public. L’une de ces images montre un couple debout devant les Chambres du Parlement.
Je t’appelle quand même mon amour
tu n’es pas mon amour
et ça me crève le cœur de te le dire
Une histoire toujours d’actualité
Le changement démographique britannique transparait dans les images de Vanley Burke, notamment avec le portrait de Winford Fagan, debout près de son vélo dans un parc à Handsworth. La moto a été assemblée à partir de pièces détachées, dont la plus visible est le guidon géant (il fallait faire toujours plus grand que les autres, à l’époque, c’était la règle). Au-dessus du guidon flotte le drapeau de son pays natal.
C’est une image extrêmement positive, mais derrière elle se cachent le racisme, la violence et une histoire qui est toujours d’actualité. Cette histoire de fond est évidente dans les images de Pogus Caesar prises lors des émeutes de Handsworth de 1985. Les populations locales protestent alors contre le racisme endémique de la police dans les zones urbaines économiquement défavorisées. La photographie de Caesar de deux passants stationnant à côté d’une voiture a été prise au lendemain de ces événements.
Dans les images de Chris Killip, Graham Smith et Sirkka Liisa Konttinen, on peut voir des communautés ouvrières du nord-est de l’Angleterre, tandis que celles de Martin Parr de New Brighton montrent des scènes de vie de Liverpool, et les délices de la mer d’Irlande sur la plage, le lido et la passerelle en béton de la station balnéaire.
Il y a une majorité d’enfants dans la série, en partie car Martin Parr devient à cette époque père pour la première fois. Sa photo d’une jeune mère tenant sa main devant son visage, tandis que son bébé crie dans un landau surmonté d’un parapluie, est un souvenir des affres de la maternité.
Nostalgie d’un temps révolu
Chris Steele-Perkins, quant à lui, illustre l’industrie des loisirs et du plaisir, avec la photographie d’une démonstration d’hypnose à un bal de l’Université de Cambridge. Cette image est empreinte d’étrangeté, en même temps qu’elle montre la normalisation des manifestations publiques de l’élitisme au cours des années 1980. Les personnages des images de Karen Knorr nagent dans les profits que leur ont rapporté l’immobilier, les transactions bancaires, et la vente des ressources nationales britanniques.
À la fin des années 1980, la société britannique entame une longue route vers la marchandisation généralisée. Ceci est bien visible dans les photographies de Paul Graham de la Great North Road – la route A1, devenue obsolète avec la construction de la route M1. Les cafés et l’économie routière disparaissaient au profit des géants du service autoroutier, KFC, MacDonald et Burger King.
Les images de Paul Graham évoquent les années 1970, avec une certaine nostalgie pour l’auvent rayé rouge et blanc d’un restaurant Little Chef en bordure de route – une chaîne de restaurants britannique d’inspiration américaine, qui a commencé à décliner dans les années 1990, le nombre d’établissements diminuant lentement jusqu’à ce que la holding conclue un accord de franchise avec Starbucks, Greggs et Subway -.
Il ne reste de ces années que le souvenir de ces auvents rouges et blancs et des enseignes en gros caractères. Les Britanniques sont souvent nostalgiques de choses bien moins glorieuses que celles qui les ont remplacées. Mais grâce à la mémoire, elles le deviennent.
This Is Britain: Photographies des années 1970 et 1980, du 29 janvier au 11 juin 2023, National Gallery of Art, Sixth Street and Constitution Avenue NW, Washington, DC.