Vous avez photographié Anna Wintour ou Roger Stone, tout aussi bien que des personnes qui se présentent au concours de beauté de Miss Crustacé, dans le New Jersey. Vous préparez-vous de la même manière pour une photo avec Anna que pour un reportage sur les fanatiques du bernard-l’hermite?
J’effectue toujours les recherches nécessaires – je lis des interviews sur le sujet, je jette un coup d’œil à Instagram, j’essaye de comprendre ce qui est important pour eux, ce qui les mettra à l’aise – mais la vérité est que vous ne savez jamais dans quelle situation vous aller vous retrouver. Vous n’avez aucune idée de ce que vous allez faire. Et honnêtement, c’est aussi une partie de mon plaisir: essayer de s’adapter à chaque personne, rapidement.
Avez-vous vécu des situations surprenantes ces derniers temps?
Il y a quelques mois, j’ai photographié l’homme politique Newt Gingrich pour le magazine The Atlantic. C’est un grand amateur d’animaux – petit, il voulait devenir zoologiste – et son camp lui a suggéré de se faire photographier au zoo. L’idée m’a plu et le début de la séance était très agréable: il y a eu de bons moments, nous avons même caressé les rhinocéros ensemble. Mais au milieu du shoot, quelque chose lui a déplu et il a décidé de me détester. Nous allions dans la salle des tortues et il a dit au journaliste qui m’accompagnait: « Amy n’a aucun sens de la dignité. Tout ce qu’elle veut, c’est sa photo ». Il a alors commencé à médire sur moi. Cela a duré le reste de la séance. J’étais choquée. Mais comme je ne pouvais m’en aller, j’ai ri et j’ai laissé couler. Vous ne savez jamais ce que quelqu’un va dire ou faire. Je crois que je peux faire face à n’importe qui.
Au début d’une séance, pendant ces premières secondes, que cherchez-vous?
J’essaye immédiatement de savoir si la personne aime vraiment être là ou si elle se sent obligée de le faire. Donc les premiers moments sont importants pour me permettre de la mettre à l’aise et d’établir une sorte de relation. Je connais très peu de gens qui aiment vraiment être photographiés. Par conséquent, il s’agit de détendre l’atmosphère en leur disant par exemple: « Je comprends, je n’aime pas être photographiée non plus. » Parfois, il s’agit de comprendre le malaise plutôt que de prétendre qu’il n’y en a pas, et peut-être d’en rire un peu. Il faut établir rapidement un terrain d’entente.
De toute évidence, être capable de s’adapter rapidement aux conditions est clé. Existe-t-il un moyen pour les jeunes photographes d’acquérir ces compétences avant qu’ils ne se retrouvent réellement en situation?
Il n’y a qu’une seule méthode: prendre son courage à deux mains, parler aux inconnus, et se mettre dans des situations qui mettent mal à l’aise.
Vous ne travaillez généralement pas en studio. Comment vous préparez-vous à un environnement étranger?
Dans le cadre de commandes, le temps imparti pour les portraits est de plus en plus court. Parfois, je vais sur les lieux de mon shoot la veille et je choisis mes endroits préférés. Pour toute prise de vue, la planification en amont est utile, mais il est important de laisser de la place à la spontanéité. Préparez une feuille de route, mais laissez-vous la liberté d’aller dans une direction complètement différente si nécessaire. Parfois, ce sont les meilleurs moments.
Les chambres d’hôtel sont des lieux communs pour les séances avec les célébrités…
Oui, finalement, dans les images, personne ne veut vraiment apercevoir la chambre d’hôtel. Même si le décor est intéressant. J’essaie donc de chercher les petits détails – motifs, murs colorés, objets flamboyants – qui puissent créer un récit, une perspective qui donne le sentiment d’être dans un endroit intéressant. C’est la même chose avec un bureau lugubre et dans lequel vous devez photographier un dirigeant d’entreprise, avec une plante triste, des murs gris, un éclairage horrible. Vous ne pouvez pas tout prévoir; il y a des moments où il faut juste y aller et essayer ensuite de trouver la perle rare.
Dans vos portraits, ce sentiment d’imprévu est fort. C’est un peu la rhétorique de la photographie de rue.
Je me suis intéressé à la photographie de rue avant de faire quoi que ce soit, et c’est ensuite que je me suis retrouvé photographe. Ces dernières années, une grande partie de mon travail en portrait consiste à me muer en petit oiseau, à laisser les gens être eux-même, puis à capturer ces petits moments qui ne seraient peut-être pas photographiés autrement.
Comment la photographie de rue affecte-t-elle votre sens de la composition?
Je ne suis pas tellement préoccupé par la composition, par le fait que tout soit parfait. J’aime le désordre et sentir du vécu.
L’utilisation du flash est l’une de vos signatures. Qu’apporte-t-il à un portrait?
Le flash magnifie les moments de la vie quotidienne. Il met en lumière des choses, des détails et vous aide à voir ces instants de manière plus approfondie, ce qui me passionne.
Y a-t-il une seule photo qui résume votre style, au flash et dans l’ambiance de la photographie de rue?
Quand j’avais 18 ou 19 ans et que j’essayais de savoir quel genre de photographe j’étais, j’ai pris la photo d’un collier de feuilles de Marijuana au cou d’une femme qui avait d’énormes seins. C’est l’une de mes premières photos prises au flash, et lors de la numérisation du film, je me suis dit: « Oui, c’est ça. Voilà ce que je suis ». À ce jour, je pense que cette anecdote résume bien mon style.
Ce n’est pas un portrait traditionnel: vous avez coupé la tête de la femme…
J’ai toujours aimé découper la tête des gens dans mes photos. Je fais cela depuis mon premier appareil, depuis mes 15 ans. Sans la tête, un petit détail peut devenir le point central d’une image. Grâce à ce détail, vous pouvez créer un récit entier autour de la personnalité du photographié. Ce qui m’intéresse, c’est documenter les phénomènes culturels américains qui illustrent la façon dont nous vivons, de décrire une période. Pour moi, cette photo répond à cela.
Y a-t-il un portrait qui vous a appris quelque chose en particulier?
Quand j’ai commencé à travailler à la pige, j’ai photographié l’actrice Sydney Leathers, impliquée dans un scandale en ligne avec l’homme politique Anthony Weiner. Je l’ai photographiée pour Vice et c’était un reportage d’une semaine, donc j’ai eu l’occasion de vraiment la connaitre. Elle m’a dit que la couverture médiatique dont elle avait été victime avait presque ruiné sa vie. La situation était compliquée. C’est une personne, pas le personnage d’une série dramatique de mauvais goût. Je voulais alors réaliser une série de photographies qui exprimeraient le contraire du portrait que les autres médias en avait dressé. Parfois, lorsque vous photographiez, vous oubliez le pouvoir que vous avez. Durant ce sujet, j’ai réalisé qu’en tant que photographe, je pouvais montrer une autre facette de quelqu’un, un point de vue qui n’avait pas été rendu public auparavant.
Quelle est la partie de vous même dans vos images?
Nous les photographes, nous voyons certaines choses d’une certaine manière et notre travail est de littéralement positionner une personne dans une boîte, dans un cadre, donc en ce sens, vous savez, je suis aussi dans cette boîte.
Qu’est-ce qui rend un portrait mémorable?
Je veux voir de l’inattendu. Je veux voir quelqu’un d’une manière différente.
Y a-t-il un portrait réalisé par un autre photographe que vous souhaiteriez vous-même réaliser?
J’ai très rarement envie de photographie de cette façon. Une image qui me vient à l’esprit est celle de Lauren Greenfield. Il y a des années, elle a photographié Kim Kardashian jeune, et le résultat est fantastique: à la fois d’un point de vue photographique que pour l’histoire de la culture pop.
De quel travail avez-vous appris?
Des détails dans le travail de Barbara Crane. Je pense souvent à la façon dont elle se concentre et photographie une partie d’une personne. Et celui de Nina Leen, la photographe de LIFE. Elle a documenté le quotidien des Américains, mais ses images sont un peu bizarres. Il y a cet écureuil déguisé ou encore ce club de jeunes fumeuses républicaines. Son travail a beaucoup influencé mon développement artistique. Elle a abordé tous les genres, mais son style visuel est reconnaissable peu importe le type d’image. C’est évidemment le meilleur scénario pour un photographe: vous brillez, peu importe le sujet ou le genre.
Comment savez-vous que vous avez réalisé un bon portrait?
Vous avez juste le sentiment de savoir quand vous l’avez. Je me souviens qu’à l’école (Amy Lombard est diplômée du Fashion Institute of Technology en 2012), on me disait: « Même quand vous pensez avoir la bonne image, continuez à shooter ». Je suis tout à fait contre cette idée. Dans une séance de portrait, il y a toujours un moment où le sujet n’en peut plus. Le plus souvent, c’est à ce moment que j’arrête tout. Car on ne va rien obtenir de plus.
A quoi ressemble ce moment?
Oh, c’est un regard chez la personne. Un regard qui veut dire « Est-ce que c’est fini? » Quand je m’en aperçois, je me dis: « Okay, c’est bon. Les images sont fantastiques. » Et je remballe et je m’en vais.
Propos recueillis par Bill Shapiro
Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine LIFE et l’auteur du nouveau livre What We Keep.
Plus d’informations sur Amy Lombard ici.