Entre l’embouchure du golfe du Mexique à l’est, et deux mille kilomètres plus à l’ouest, les villes de Ciudad Juarez (Mexique) et El Paso (Texas, États-Unis), s’étend le Río Grande (ou Río Bravo selon l’appellation mexicaine). La photographe américaine Zoe Leonard s’intéresse depuis 2016 à cette zone frontalière qui sépare le Mexique de son voisin américain. Le résultat est un travail de plus de quatre ans, qui explore les dynamiques et enjeux politiques de cette région cruciale.
Rien n’échappe à son œil : les villes et villages érigés sur ses rives, les activités d’agriculture, de commerce, d’industrie, les endroits désertés où la nature reprend ses droits… Surtout, la photographe mesure combien les infrastructures détenant des missions de surveillance (contrôle du débit de l’eau, régulation du passage de marchandises ou de circulation des personnes) s’intensifient avec le temps. Ce fleuve n’est pas qu’un fleuve : il est investi de fonctions éminemment politiques, qui entrent en contradiction avec sa nature profonde – celle d’un élément naturel soumis aux aléas du climat, des saisons, du temps qui passe.
Le travail de Zoe Leonard est – lui aussi – à la frontière : entre la photo documentaire et un regard plus actif, qui revendique une position physique, le passage d’une rive à l’autre, la multiplication des points de vue et perspectives. Une bordure noire encadre presque chacune de ses photos ; rappel de sa présence qui souligne que notre vision du monde n’est jamais neutre, mais toujours bordée d’un cadre (social, politique, géographique).
En revanche, le spectateur, ne trouvera aucune légende à laquelle se référer. Ici, l’épuration est le mot d’ordre. Noir et blanc, salles vastes et spacieuses, hauts murs dénudés… Le vide semble la condition nécessaire pour l’émergence d’une réflexion politique et sociale. La même scène est souvent déclinée en série de quatre ou cinq clichés, façon planche-contact, aux différences parfois infimes mais qui permettent de restituer le mouvement, le déploiement des actions dans le temps.
Zoe Leonard joue sur les contrastes, particulièrement flagrants tout le long de cette zone chargée d’enjeux. Des photos de fils barbelés ou de baraquements en tôles côtoient des rivages déserts où seuls quelques palmiers sont fouettés par le vent. D’interminables files de voitures patientant à la douane se juxtaposent au cliché d’un petit ferry assurant le passage vers l’autre rive. Des nuées d’oiseaux survolant les vagues s’opposent à des champs soigneusement labourés, ou des enfants jouant aux abords du village.
Partout, miradors, hélicoptères et autres outils de régulation humaine fraient avec la nature changeante et les débordements du fleuve, à la fois contrôlé par l’homme et éminemment libre, régi par d’autres lois. À rebours des images réductrices souvent véhiculées quand il s’agit de frontières, Zoe Leonard cherche à rendre la multiplicité des forces et influences à l’œuvre (histoires culturelles, liens familiaux, intérêts commerciaux et industriels, faune et flore locale). Sans aucun portrait ou gros plan : la distance avec le sujet est essentielle dans une zone où la surveillance est déjà omniprésente.
Car les zones frontalières ne sont pas binaires, elles sont un troisième lieu où les intérêts de deux pays se mêlent et s’interconnectent. C’est particulièrement criant ici, où la rivière cristallise les enjeux et tensions d’une époque (intensification de la surveillance liée aux flux migratoires sur fond de guerre des cartels et trafic de drogue). À son insu, le fleuve n’est rien mais structure tout, témoin patient et silencieux de zones que tout oppose et relie dans un même mouvement. Cette masse d’eau se voit investie d’une tâche politique qui n’a rien à voir avec sa fonction première : la rivière est frontière malgré elle.
Dans certains États comme l’Équateur, l’Inde ou la Nouvelle-Zélande, la notion de « personnalité juridique » est parfois accordée à des espaces naturels dont on estime qu’ils doivent être reconnus comme des sujets de droit. En reconnaissant des droits à la Mar Menor, une lagune d’eau salée en bord de Méditerranée, le Sénat espagnol a le 21 septembre dernier étendu cette action au continent européen.
En France la justice n’a encore jamais statué, mais des collectifs d’habitants proclament régulièrement les droits de rivière en Corse, dans les Pyrénées ou en Nouvelle-Aquitaine. Ces évolutions bousculent une vision occidentale dans laquelle l’être humain domine la nature, et offrent de nouvelles pistes pour réfléchir aux interconnexions entre l’homme et le reste du vivant. Peut-être est-ce pour le Río Grande la seule façon d’échapper à ces conceptions contradictoires, qui font de lui à la fois un cours d’eau sauvage, un réservoir d’eau géré par l’homme et une frontière politique. Sera-t-il le prochain sur la liste ?
Zoe Leonard, Al río / To the River. Musée d’Art Moderne de Paris. Du 15 octobre 2022 au 29 janvier 2023.