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Au cœur des choses avec Killip et Smith

Blind met en lumière le travail de deux des plus grands photographes documentaires britanniques. Alors que Chris Killip est devenu célèbre ces dernières années, Graham Smith reste une figure insaisissable dont les images sont peu montrées. Blind se propose de leur donner la place qu’ils méritent aux yeux du public.

En 1991, le travail du photographe britannique Graham Smith est présenté pour la première fois dans une exposition au Museum of Modern Art intitulée « British photography from the Thatcher years ». Smith illustre, à travers ces images, la vie de ses amis, voisins et compagnons de bouteille à Middlesborough, une ville du nord-est de l’Angleterre autrefois à la pointe de l’industrialisation et dont l’économie et les infrastructures ont souffert des années Thatcher, laissant peu de place à l’espoir en l’avenir.

« Au cours des dix dernières années, je n’ai pris de photographies qu’à Middlesborough », écrit Smith dans sa note biographique pour l’exposition au MoMA.  « Comme mes parents, je suis né et j’ai grandi dans la ville. Mon père, ma mère, mon beau-père et leurs amis sont tous de grands buveurs, et ils ont toujours fréquenté les mêmes pubs, que nous considérons comme les meilleurs de Middlesborough. Les habitués sont des gens qui vivent sur le fil du rasoir ; l’avenir, pour eux, c’est le prochain bon moment qu’ils passeront ensemble, la prochaine bonne rasade. Je ne comprends pas vraiment pourquoi je prends des photos dans ces pubs. Peut-être que j’utilise l’appareil comme moyen d’observer mes amis, ma famille, les gens qu’ils ont connus autrefois, et mon propre passé. Il se peut que l’appareil soit, pour moi, un prolongement de la main qui tient le verre. »

La redécouverte d’un travail

A l’occasion de cette exposition au MoMA, une critique du travail de Smith (présenté aux côtés d’images de Chris Killip, Martin Parr, Paul Graham et John Davies – voir le catalogue ici) paraît dans le tabloïd The News of the World (fermé depuis, en raison de ses activités de piratage téléphonique). Les ouvriers photographiés par Smith sont dépeints comme des gens « ivres et dégoûtants » par ce journaliste londonien, déversant sa haine d’une classe et d’une région située à près de 500 km au nord. 

Lors d'un concert des Angelic Upstarts, Sunderland, Wearside, 1984 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l'autorisation d'Augusta Edwards Fine Art
Lors d’un concert des Angelic Upstarts, Sunderland, Wearside, 1984 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art

Le reportage paraît dans d’autres journaux locaux, ce qui a de graves conséquences pour Smith et sa communauté. Les termes sensationnalistes employés dans l’article ont frappé les esprits, et le photographe fait l’objet de menaces physiques. 

« A la suite de cela, il a cessé de prendre des photos », explique la galeriste Augusta Edwards. « Il s’est tourné vers la menuiserie et l’encadrement. On pouvait voir ses cadres, à l’époque, dans la plupart des galeries de Londres. »

Occulté au Royaume-Uni, le travail de Smith réapparaît aux yeux du public avec l’exposition « 20/ 20 Chris Killip / Graham Smith » à la Augusta Edwards Gallery. Elle rend hommage à une exposition antérieure de 1985 intitulée « Another Country ».

Supermarché, North Shields, Tyneside, 1981 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l'autorisation d'Augusta Edwards Fine Art
Supermarché, North Shields, Tyneside, 1981 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art
Bennetts Corner (Giro Corner), South Bank, Middlesbrough, 1982 © Graham Smith, avec l'autorisation d'Augusta Edwards Fine Art
Bennetts Corner (Giro Corner), South Bank, Middlesbrough, 1982 © Graham Smith, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art

« Cent-quarante tirages étaient présentés dans l’exposition « Another Country », celle-ci comprend vingt tirages de chaque photographe, sans préciser lequel des deux en est l’auteur. J’ai demandé à Chris s’il pouvait persuader Graham de présenter son travail. Il a commencé par dire non, puis s’est laissé persuader. »

L’exposition a dû être retardée en raison de la pandémie de Covid, et Chris Killip est malheureusement décédé en 2020. Elle rend hommage au travail de Killip, ainsi qu’à son amitié avec Smith, et synthétise parfaitement la vie au nord-est de l’Angleterre dans les années 1980. Tandis que les images intenses de Killip (illustrant les principaux volets de son travail, qui sera examiné plus en détail dans un article à paraître à propos de son exposition à la Photographer’s Gallery) montrent la désindustrialisation de l’Angleterre, les économies marginales de la communauté Seacoal et la vie dans le village de pêcheurs de Skinninggrove, Smith nous livre une vision plus intime de la vie ouvrière à Middlesborough.

Un portrait poignant de la société britannique

L’exposition s’ouvre sur une photographie du Commercial Pub. C’est une image clé, riche de sens, où la communauté est représentée à travers différents membres – un homme grave, en costume, une femme portant un sac à main, un enfant dans une poussette et trois personnages debout à l’extérieur.

The Zetland Bar, Middlesbrough, 1983 © Graham Smith, avec l'autorisation d'Augusta Edwards Fine Art
The Zetland Bar, Middlesbrough, 1983 © Graham Smith, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art

L’image s’enrichit encore des signes de son époque – voitures, enseignes de brasserie McEwans et Whitworth, publicité -, et de la brume du Nord, région tristement défavorisée.

Le tirage lui-même est complexe. Imprimé sur un papier très chaud, il foisonne de détails : si l’on regarde de près les trois personnages devant le pub, on peut voir l’un d’eux rire, tandis que sa bouche forme un mot qui semble commencer par un « f ».

Les images de l’intérieur des pubs sont pleines de vie, et empreintes d’affection ; les gens semblent ici chez eux – et Smith l’était certainement lui aussi, derrière l’objectif de son appareil grand format. Sandy and his Aunty Elsie, Early Doors in the Commercial, montre un homme et une femme en train de boire un verre, le visage du neveu rapproché doucement de celui de sa tante. Et la photographie la plus célèbre de Smith, celle des sosies de Robert Mitchum et d’Elizabeth Taylor, exprime elle aussi la vie indolente dans les pubs, l’ivresse qui vous enveloppe, lorsqu’on est attablé dans la fumée.  

Sandy et sa tante Elsie, Early Doors in the Commercial, South Bank, Middlesbrough, 1983 © Graham Smith, Courtesy Augusta Edwards Fine Art
Sandy et sa tante Elsie, Early Doors in the Commercial, South Bank, Middlesbrough, 1983 © Graham Smith, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art

Dire que ces gens sont « dégoûtants » est un jugement moralisateur, discriminant les personnes en fonction de leur classe, leur genre, et de la région d’où ils sont originaires. Dans la veine, on a jugé la mère de Richard Billingham incompétente, et Jo Spence a été longtemps mise au ban de la photographie, en raison de sa classe sociale, son sexe et son physique.

Les histoires des gens

Certaines images sont plus tendres, telles que celle d’un client du Zetland Bar souriant timidement, tandis que deux femmes en manteaux de fourrure lui prodiguent des caresses et lui tressent les cheveux ; mais la tristesse et la lutte sont également présentes dans cette exposition : on sent que la vie est dure, que l’argent manque, que l’on se demande si l’on retrouvera du travail, comment payer la prochaine facture de gaz, et ce que les enfants auront pour dîner.

Everett F. Wells, chantier naval Swan Hunters, Leslie Street, Wallsend, Tyneside, 1977 © Graham Smith, avec l'autorisation d'Augusta Edwards Fine Art
Everett F. Wells, chantier naval Swan Hunters, Leslie Street, Wallsend, Tyneside, 1977 © Graham Smith, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art

Ce travail a une âme, il témoigne d’une compréhension des lieux et des gens, et des rapports que les deux entretiennent. En photographie, l’on rencontre rarement endroits si habitables.

« Graham était aussi bien intégré que les autres à la culture de ces lieux », dit Augusta Edwards. « Mais en raison du rejet de son travail, par le passé, il a voulu le replacer dans son contexte. Il a commencé à écrire. Au dos des tirages, il a noté les histoires des gens représentés. Elles n’étaient pas supposées être lues par le public. Et à chaque version d’un tirage correspondait une histoire différente. Cela ajoute quelque chose au travail. C’est une autre manière de contrôler son interprétation. Peut-être que ça a été un peu cathartique pour lui. Il a fait de nouveaux tirages pour l’exposition et contribué aux textes du catalogue. »

Cette exposition s’inscrit dans un effort pour faire reconnaître Killip comme étant l’un des grands de la photographie documentaire britannique – et nombreux sont ceux qui espèrent qu’elle contribuera à une renaissance de la carrière de photographe de Graham Smith, et que d’autres expositions et livres sont à venir.

Rocker et Rosie rentrant chez eux, Lynemouth, Northumberland, 1984 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l'autorisation d'Augusta Edwards Fine Art
Rocker et Rosie rentrant chez eux, Lynemouth, Northumberland, 1984 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art
Helen et son hula-hoop, Lynemouth, Northumberland, 1984 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l'autorisation d'Augusta Edwards Fine Art
Helen et son hula-hoop, Lynemouth, Northumberland, 1984 © Chris Killip Photography Trust / Magnum Photos, avec l’autorisation d’Augusta Edwards Fine Art

20/20: Chris Killip/Graham Smith / 11 octobre – 6 novembre 2022 / Augusta Edwards Fine Art, Gallery 8, Cromwell Place, Londres / Heures d’ouverture : mercredi-samedi, 10h-18h. Dimanche 10h-16h.

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