Depuis 2010, le Pavillon Populaire propose une programmation d’art photographique exigeante et ouverte. Mode, publicité, documentaire, propagande, couverture de grands mouvements sociaux… la photographie s’y expose sous toutes ses formes. Cette année encore, le Pavillon explore les liens entre la photographie et l’histoire.
Dans une rétrospective intitulée « La surface et la chair. Madame d’Ora, Vienne-Paris, 1907-1957 », se déploie le parcours d’une femme artiste face aux bouleversements de la Grande Guerre. Toute première rétrospective consacrée à l’œuvre de l’artiste en France, l’exposition rassemble près de 200 photographies issues des collections autrichiennes, allemandes et françaises.
Gilles Mora, directeur du Pavillon populaire, tenait à offrir aux visiteurs une expérience esthétique et émouvante témoignant de la force et de la pertinence de l’œuvre de Dora Kallmus, alias Madame d’Ora.
Un studio laboratoire de la modernité en Europe
Née en 1881 dans une famille juive aisée de Vienne, Dora Kallmus s’initie à la photographie dès son plus jeune âge. Elle se forme auprès de grands photographes reconnus, comme Nicola Perscheid, un des premiers photographes professionnels allemands.
Déterminée, elle n’hésite pas à emprunter un chemin à l’époque largement réservé aux hommes. En 1907, Madame d’Ora est l’une des premières femmes à ouvrir un studio de photographie, lequel s’impose rapidement comme l’adresse la plus en vue et la plus chère pour la photographie de portrait à Vienne.
Rapidement, sa réputation de portraitiste talentueuse lui vaut de nombreux clients prestigieux. Elle photographie des célébrités, telles le peintre Gustav Klimt, la créatrice de mode Emilie Flöge, l’artiste peintre Alma Mahler-Werfel, la ballerine Anna Pavlova, mais aussi des personnalités politiques et des membres de la haute société viennoise.
L’âge d’or de d’Ora
Portraitiste avérée, Madame d’Ora s’essaye ensuite à la photographie de mode. Installée à Paris dès le début des années folles, la capitale de la haute couture lui ouvre grand les bras. Balenciaga, Schiaparelli, Madame Agnès… elle rencontre les plus grands créateurs de mode de l’époque. D’Ora travaille de manière intense.
Ses photographies inondent la presse de mode et de sensation en France, en Allemagne, en Autriche, ou encore en Italie. Vogue et Harper’s Bazaar se l’arrachent. Photographe mondaine et artistique, son rayonnement est international.
En 1929, on peut lire dans le magazine de presse féminine allemande Die Dame : « D’Ora peut regarder n’importe quelle femme et voir la robe qu’elle doit porter pour révéler ses charmes les plus authentiques; elle voit le jeu des yeux, la rotation des épaules, la position des mains qui symbolisent le caractère individuel de chaque femme – et soudain, la femme a été photographiée et elle s’imagine que c’est Dieu qui l’a rendue si belle. Mais ce n’était pas Dieu, c’était d’Ora. »
Les années 1930 et le souffle nouveau de la modernité influencent sa production. S’éloignant des codes de la haute couture, d’Ora s’aventure dans le monde du théâtre, du cinéma, de la chanson, et du cabaret-music hall.
Fascinée par les nouveaux styles de danse des années 1920, elle photographie des danseurs classiques mais aussi d’avant-garde, comme Lizica Codreanu. Son portrait audacieux d’une Anita Berber entièrement nue aux côtés de Sebastian Drosten, son partenaire de scène, est emblématique de cet esprit de démesure. Madame d’Ora aime particulièrement ce côté sulfureux, qu’elle sublime dans son expérimentation de la forme et de la lumière.
Guerre et fuite
L’éblouissement du tout Paris laisse place à l’ombre de l’Occupation. Hitler au pouvoir, le IIIème Reich interdit toute production artistique des juifs. Ne pouvant plus produire, Madame d’Ora se détourne progressivement du glamour.
Missionnée par les Nations Unies, elle réalise une série sur les camps de réfugiés en Autriche. Équipée d’un nouvel appareil photo portatif, Madame d’Ora tourne alors l’objectif de son Rolleiflex vers ces visages marqués par la guerre. La précision abrupte, similaire à celle des reportages photographiques présentés dans la revue américaine Life, remplace l’esthétique floue et artistique de ses débuts.
Madame d’Ora se refuse pourtant à peindre un tableau misérabiliste. « Elle nous montre des gens qui gardent une certaine dignité malgré le fait qu’ils aient tout perdu : ils sont dans la même situation qu’elle », souligne Julien Prade, responsable du service Lieux d’art et d’histoire de la Ville de Montpellier.
Un nouveau regard
Contrainte à fuir la France, Madame d’Ora n’y retourne qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Endeuillée, sans argent ni matériel, elle y entreprend le travail le plus frappant de toute sa carrière.
« Elle se rend dans les abattoirs de Paris et photographie les animaux morts de manière inédite. Ses images ne se veulent pas choquantes, militantes ou documentaires. Son intention est davantage artistique », explique Julien Prade.
Elle y produit plus d’une centaine de clichés d’animaux dépecés. Dans ses compositions abstraites, comme celle où deux moitiés d’une même tête de veau fendue semblent s’embrasser, Madame d’Ora esthétise le sang et les entrailles. Cette poétisation de l’horreur dérive presque du surréalisme. En couleur ou en noir et blanc, c’est la chair qui s’expose.
Parallèlement, Madame d’Ora reprend son activité à Paris. Alors âgée de près de 60 ans, elle y revient par nécessité. « J’ai dépensé trop d’argent, j’ai trop investi dans mes idées et j’ai donc dû revenir aux portraits, au moins en partie, juste pour l’argent », écrit-elle dans une lettre à un ami, en 1954.
De Picasso à François Mauriac, elle multiplie les commandes et les parutions dans la presse. Son travail laisse pourtant voir une distance froide vis-à-vis de la haute société. Madame d’Ora se refuse à l’embellir. Fantomatique, le portrait de Colette, pris un peu avant sa mort, est l’incarnation de ce nouveau regard. Un regard fruit d’un grand écart esthétique : de l’ombre à la lumière, des années folles aux années de guerre.
« La Surface et la Chair. Madame d’Ora, Vienne-Paris, 1907-1957 » du 18 février au 16 avril 2023 au Pavillon Populaire de Montpellier.