Les Parisiens n’ont pas eu l’occasion de vraiment apprécier les images d’Elliott Erwitt, 95 ans cette année, depuis plus de 12 ans et une autre rétrospective à la Maison Européenne de la Photographie en 2010. Celle qui vient de débuter au Musée Maillol a la particularité de donner une grande importance à ses photos couleurs, dont certaines méconnues, de proposer quelques films historiques, et de mettre le spectateur dans une « ambiance cinéma » : pénombre, tirages vintages et spots de lumière diffuse.
L’histoire du photographe est d’ailleurs intimement liée à notre pays. C’est l’époque révolue de la naissante Magnum, de ses camarades passionnés et engagés, Robert Capa, Cartier-Bresson… Au milieu des autres, lui, le fils d’immigré russe qui parle français, farfelu, un peu gamin, amoureux du regard, comprend très vite que son art doit demeurer un hobby.
Né à Paris en 1928, Elliott Erwitt débarque à New York à 10 ans, après avoir passé son enfance en Italie. « Elio » débute la photo à 15 ans, officiellement pour « gagner sa vie ». Son premier vrai appareil, « son bloc-notes de photographe », est un Rolleiflex. L’homme aime l’humour. Le talent est là. L’œil est espiègle. Ses photos pratiquent déjà la dérision, comme aucune autre. Il s’amuse du monde, dédramatise ce qui doit choquer, chasse le cocasse, photographie la rue comme un cartoon américain.
L’humour
A ses débuts, Elliott Erwitt ne cesse « d’observer les autres, les choses, les gens et leurs comportements ». Épier est sa distraction favorite. Porté par une petite lanière, un appareil traîne toujours sous son bras. L’objet le quitte pourtant de temps à autre. « Quand je vais aux toilettes je ne porte pas d’appareil photo. Mon esprit se consacre à d’autres choses », aime-t-il à plaisanter. Chez lui, au petit coin, un écriteau rappelle les formalités d’usage : « Please aim directly. »
Grand amateur de plaisanteries et de réponses saugrenues, il l’a toujours été. Et les visiteurs de l’exposition au Musée Maillol, qui le découvrent tout le long de l’exposition, s’en donnent à cœur joie. Jimmy Fox, ancien rédacteur en chef de Magnum dans les années 1960 et décédé l’année dernière, pouvait passer des heures à conter les frasques de celui qu’il a dirigé.
À commencer par les soirées mondaines dans lesquelles le photographe aimait se déguiser en père noël pour le réveillon de l’agence, ou les stratagèmes qu’il utilisait pour détendre l’atmosphère: « Lorsque, sur une séance, les gens étaient trop tendus, Elliott sortait un klaxon de vieille voiture et le faisait retentir pour amuser et décoincer tout ce petit monde. »
Un tantinet provocateur, jamais méchant, Elliott Erwitt est une sorte d’intellectuel de l’humour. Il le niera toujours, prétextant une « éducation pauvre ». Il s’en sert pourtant, pour attirer le regard, montrer ce qui l’étonne ou ce qui l’émeut, ce qui l’amuse aussi. Son regard oscille en permanence entre joie, étonnement et tristesse.
Il sensibilise le spectateur aux sujets graves, interroge sur le monde et les hommes, refuse l’indifférence. Ferdinando Scianna, un autre rescapé de la mémoire de Magnum, lui aussi grand photographe, à l’excellent français, connaît parfaitement son ami. « On ne peut pas être ironique et ne pas être intelligent. Il faudrait insérer les photos d’Elliott dans les kits de survie. Quand tu es désespéré, elles peuvent te sauver la vie. »
Des hommes et des femmes
Elliott Erwitt a beau être un rêveur, il ne quitte pour autant jamais complètement la réalité. Il observe la « comédie humaine » à la manière d’un sociologue. Scianna en parle d’une façon très juste : « Elliott est un photographe éminemment politique. Il aime montrer les différences entre les hommes, toujours en utilisant la dérision pour ne pas paraître trop grave. »
Sa célèbre photo des fontaines à eau de la ségrégation noire relève de cette catégorie. La composition de la scène, à l’apparence comique, met en lumière la stupidité du racisme. Elle fait rire sur son idiotie et devient une icône de cette stupidité. De même, « lorsqu’un soldat noir tire la langue à l’objectif, c’est Elliott Erwitt qui fait une grimace à l’institution militaire ».
La bonne photo n’a pas de secret. Chez Erwitt, tout paraît simple. « En photographie, penser ne sert pas à grand-chose, il faut surtout voir. » Rien en particulier ne le guide mais il y a tout de même des mentors, à commencer par Capa, qui l’a fait entrer chez Magnum, son agence de toujours dont il a été un jour directeur.
Cartier-Bresson, celui qui a dressé le jeune Elliott à toujours sortir armé d’un appareil, a dit un jour : « Photographier, c’est mettre sur la même ligne de mire l’œil, la tête et le cœur. » Du « gold standard », comme il l’appelle, Erwitt a appris les bases pour forger son propre style, dans la recherche de l’instant bien sûr, dosant avec précision les quantités de cœur, d’œil et de tête.
Sur le sujet, il n’est pas un grand bavard. En général non plus du reste. Elliott parle avec silence. La pudeur est peut-être un de ses autres secrets qui l’a amené à poser son objectif sur de nombreuses personnalités : Marilyn Monroe, Che Guevara, Clark Gable ou John F. Kennedy, dont la famille l’appréciait particulièrement.
Les célébrités, le photographe en a toujours été proche. En 2010, à son domicile sur Central Park West, il ouvre l’imposante porte métallique de son studio, au rez-de-chaussée, et convie à une visite de ses archives, en compagnie de son assistant. Dans son appartement, quelques étages plus haut, résonne une belle mélodie composée au piano. C’est le voisin qui joue. « Ne vous inquiétez pas, c’est Sting. » Le chanteur anglais écrira d’ailleurs un petit mot dans un de ses derniers livres, Found Not Lost, publié en 2021, aux côtés de pointures du milieu photographique américain.
Elliott Erwitt, c’est aussi la poésie et le glamour. L’exposition au Musée Maillol présente plusieurs de ses iconiques photos de mode dont celle, délicieuse, d’un chat noir qui passe la tête entre les jambes parfaites d’une mannequin, ou celle d’une autre belle femme, Marilyn cette fois, regard bleu perçant, mèches blondes. Ferdinando Scianna, qui en connaît un rayon sur le genre, analyse : « Elliott a toujours su obtenir un regard extraordinairement sensuel de toutes les femmes qu’il a photographié. »
Pia Frankenberg, son ancienne épouse, le disait laconique et, comme nombre d’artistes, difficile à cerner. Dans une interview au Guardian datée de 2003, elle raconte : « Maintenant que je le connais, je comprends pourquoi les gens qui ne savent pas l’appréhender se sentent intimidés. C’est comme parler à des comédiens que l’on pense drôles mais qui ne le sont en vérité pas tant que cela. » Parmi celles avec qui il a été marié – quatre au total – l’une d’elles lui a joué un tour célèbre en cachant, après l’annonce de leur séparation, les négatifs de ses meilleures photos sous un lit. Portées disparues, elles seront retrouvées des années plus tard.
Le nonagénaire a gagné beaucoup d’argent grâce à la photographie commerciale. On peut se souvenir de sa campagne pour l’office de tourisme français dont le cliché d’un homme et son fils en bicyclette – auxquels il fera faire une dizaine d’aller-retour – est resté célèbre et figure aujourd’hui dans les collections de musées.
Il s’est offert une résidence sur les bords de Central Park et une secondaire dans la banlieue chic des Hamptons. Mais cela ne le dérange pas, il a connu des périodes beaucoup moins fastes. Il demeure un humaniste, proche des « petites gens » et a depuis le début développé un regard aigu sur les riches et les puissants. « On pourrait dire que je suis de gauche », résiste-t-il à dire. Quelle place tient l’humain dans sa photographie ? « L’humain n’est ni une fleur, ni un immeuble, ni un animal. »
Les chiens
Elliott Erwitt est un accumulateur d’images. Comme le bon vin, il les a souvent laissé prendre de la maturité avant de les ressortir pour des livres. Parmi ces photos, les chiens tiennent une place importante. Il les a immortalisés avec une attitude humaine. Une façon de mettre l’homme au même niveau que la bête.
Sa passion pour la gent canine est venue avec l’air du temps, lorsqu’il a remarqué qu’elle figurait en abondance sur ses négatifs. Ces dernières années, Sammy, un terrier écossais né à Hamburg déambulait encore dans son appartement. Un réfugié multilingue, un peu vieux, doux et silencieux. La même histoire que son maître. Auparavant, il y en a eu d’autres, des plus gros, type Dogue allemand. Demandez donc à Jimmy Fox. Il les connaît bien pour avoir dû s’en occuper lorsque Elliott Erwitt les laissait chez Magnum, à New York, avant de partir en mission.
Jusqu’à la fin, l’un des derniers dinosaures de la photographie restera un enfant, un peu capricieux mais drôlement talentueux. « Les photos d’Elliott lui appartiennent et on les reconnaît depuis le début », lâche Ferdinando Scianna. « Une chose très difficile en photographie. Normalement, on y arrive grâce à une surenchère de la forme. Chez lui, la forme a l’apparence d’une grande simplicité. »
Lors d’une interview au journal Le Monde en 2010 (probablement l’une des meilleures avec un photographe), Elliott Erwitt explique sa philosophie: « Je suis un artisan. Je dis souvent que je suis un photographe avec un hobby, qui est la photographie. La majorité de mes images sont alimentaires, mais je prends aussi des photos pour mon propre plaisir. Parfois elles se rejoignent, pas toujours. »
En 2011, l’International Center of Photography à New York lui remet le prestigieux Lifetime Achievement pour l’ensemble de son œuvre. Fin de carrière ? « Non, le prix veut que seule ma vie soit terminée. » Depuis, en une décennie, l’Américain a publié 7 livres, dont certains de photographies inconnues, et produit plusieurs expositions, rétrospectives ou sur des thèmes particuliers, comme l’Angleterre, l’Ecosse, ou tout simplement… la couleur. A croire que l’homme ne s’arrête jamais. Monsieur Erwitt, comment vous êtes-vous formé à la photographie ? « J’ai lu les instructions sur la boîte. »
« Elliott Erwitt, Une rétrospective ». Du 23 mars au 15 août 2023 au Musée Maillol à Paris. Numéro hors série par Beaux Arts Magazine, associé à l’exposition. 13€.
100 photos pour la liberté de la presse, Reporters sans Frontières – Eliott Erwitt, Sortie le 2 novembre 2023.
Photo de couverture: Elliott Erwitt en réflexion, Tropicana Hotel, Las Vegas, Nevada, États-Unis, 1957 © Elliott Erwitt / Magnum Photos