Le 29 novembre 1963, tandis que les États-Unis tout entier portait le deuil du président Kennedy assassiné une semaine auparavant, Life publia un numéro mémorable. En couverture, le logo du magazine était imprimé en noir au lieu de rouge. À l’intérieur, les Américains découvrirent les premières images de ce que l’on nommerait plus tard «le film Zapruder» où l’on peut voir, scène après scène, les dernières secondes de la vie du président tant aimé. Ce numéro de Life figure parmi les records de vente du magazine.
Vu la gravité du sujet, marquant la fin du conte de fées qu’était la présidence de Kennedy (surnommée « Camelot », encore de nos jours, par les Américains), les lecteurs furent peut-être surpris de découvrir, dans ce numéro, un portfolio de dix pages présentant les photographies ludiques qu’un français avait prises environ cinquante ans auparavant. Mais c’est précisément ainsi que des millions d’Américains découvrirent le travail de Jacques Henri Lartigue.
Il est devenu une légende dans l’histoire de la photographie amateur, ce que met en évidence le nouveau livre qui lui est consacré, une sorte de biographie photographique intitulée simplement Jacques Henri Lartigue, et qui couvre sa carrière à travers plus de quatre-vingt-dix images. Né en 1894 dans une riche famille française, Lartigue reçut en cadeau un appareil photo à l’âge de huit ans. Et ce que l’on voit dans les images qu’il réalisa alors, c’est ce qui peut attirer l’attention d’un petit garçon : des hommes sautant dans une piscine ou par-dessus des chaises, les étranges inventions de son frère Zissou, des karts devenus incontrôlables.
Lartigue n’avait aucune formation en matière de photographie, mais il avait incontestablement un don. Aujourd’hui encore, il est difficile de regarder les images qu’il a réalisées à dix-sept ans sans en être impressionné. Jim Lewis, critique d’art et de photographie, décrit ainsi le talent du jeune Lartigue: « C’est quelque chose de stupéfiant et d’inexplicable, un savoir-faire qui dépasse l’expérience, et souvent il ne nous reste qu’à regarder et admirer cela. »
« Cela »: comment faut-il le comprendre? Sans astuce ni artifice, sans grand effort – et sans trop de souci, parfois, du cadrage ni de la mise au point -, Lartigue a saisi l’essence de ce que nous éprouvons lorsque nous nous disons : J’aimerais redevenir enfant. Très directement, ce sont des instants de joie simple qu’a capturés son objectif, mais aussi les jours ensoleillés de notre jeunesse collective.
Le livre au format poche que nous présentons ici comprend quelques unes des premières images de Lartigue (dont quatre étaient incluses dans le portfolio publié par Life en 1963), mais la plupart ont été prises plus tard, alors que le photographe, cessant de s’intéresser aux karts, avait reporté son attention sur les femmes. Lartigue réalisa quantité d’images de ses trois femmes (ainsi que de quelques maîtresses), imprégnées d’une insouciance ensoleillée, tout comme l’étaient les photos qu’ils avaient prises petit garçon. L’une d’elles, en couleurs des années 1950, montre sa troisième femme, Florette, striée par des ombres délicates, près de ce qui semble être des cabines de plage. Avec leurs rouges et bleus somptueux et leur mise en scène des privilégiés de ce monde, les images en couleur de Lartigue évoquent parfois une soirée improvisée qui aurait échappé à l’objectif de Slim Aarons.
D’autres photographies, pleines de fantaisie, ne montrent ni voitures ni femmes : voir le malicieux portrait d’Edward Steichen, réalisé en 1966, qui met en évidence la ressemblance entre le vieux maître et le chien poilu assis à côté de lui. Dans une autre image, nous voyons un homme, évoquant le Jim Morrison de la dernière période, traverser la rue. « Don’t Walk », dit le signal piéton, et Lartigue surprend l’homme en train d’obtempérer: une fraction de seconde, ses deux pieds ne touchent pas terre. Mieux vaut ne pas battre des paupières, nous conseillent ces photographies, ou bien nous perdrons quelque chose du spectacle incessant de la vie.
D’une certaine manière, Lartigue menait une existence de rêve : un père banquier, des ressources apparemment inépuisables, et quantité de temps libre. Et le fait de ne pas viser la fortune, ni d’avoir à rechercher un travail, le dispensait de tout compromis avec les rédacteurs en chef, les agences de publicité, les galeristes et leurs caprices. Cette photo-biographie en témoigne: « Du début à la fin de sa carrière, il a photographié des bonds, des fleurs et des palmiers », a fait observer Marion Perceval dans une interview avec Blind. M. Perceval, chargé de la gestion des milliers de photos, pages de son journal et peintures dont le photographe a fait don à la France, dit encore: « Même si sa pratique a changé au cours du siècle, Lartigue a conservé l’espièglerie de son regard. »
Que ce soit en raison de ce regard espiègle, de la pureté de sa vision ou de son côté Peter Pan, Lartigue a eu de nombreux admirateurs célèbres au cours de sa vie. John Szarkowski, conservateur pour la photographie au Museum of Modern Art, découvrit l’œuvre de Lartigue en 1962 et organisa, l’année suivante, la première véritable exposition du photographe, âgé de 69 ans, dont le travail était en grande partie inconnu. Ses images, dit Szarkowski, « sont à l’origine de tout ce qui est vivant et intéressant au milieu du XXe siècle. »
Richard Avedon – qui apporta sa contribution à Diary of a Century, un livre de Lartigue publié en 1970 – comptait, lui aussi, parmi ses admirateurs. Lartigue se lia également d’amitié avec Picasso, Fellini et Truffaut (l’on peut voir des photos de tous les trois dans l’ouvrage présenté ici). Plus récemment, le cinéaste Wes Anderson lui a rendu hommage (le pilote de kart à lunettes de Rushmore est directement inspiré d’une photo de Lartigue), et le film d’Anderson tourné en 2004, The Life Aquatic with Steve Zissou (La vie aquatique en français), fait clairement référence au frère aîné du photographe. L’acteur oscarisé Jeff Bridges, qui vient de publier un album extraordinaire de ses propres photographies, cite souvent Lartigue comme une source d’inspiration pour s’émerveiller de son quotidien: « J’adore ses photos, dit Bridges. Elles vous font réellement ressentir ce qu’être en vie signifiait, à cette époque. »
Il serait difficile de contredire Bridges. Et si l’on peut être méfiant à l’égard d’un livre de photographie en format poche qui tient dans une boîte à gants, le design portable du livre (ainsi que son prix abordable de 13 $) correspond parfaitement à l’idée d’aventure insouciante qui émane des photos et des entrées de journal de Lartigue. « Accompliront-elles ce que je veux, ces photographies en couleur ? » écrivait-il en 1957. « Sauront-elles ressusciter les fragments de réalité que je vois, observe, écoute, respire en ce moment ? Dans mon cœur, je sais que la réponse est non, mais je résiste à la tentation de ‘trop réfléchir’. Donc nous nous baladons, nous prenons du bon temps, nous regardons autour de nous, et mon appareil fait de son mieux. »
Par Bill Shapiro
Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine LIFE et l’auteur de What We Keep.
Jacques Henri Lartigue
Flammarion
128 pages, $12.95/ 9,90€