1. Comprendre les bases de l’éditing et de la séquence
Selon la nature de votre projet et l’utilisation que vous comptez en faire, vos choix seront différents dans le processus d’éditing.
Pour vous faire une idée, un bon exercice consiste à regarder les différentes manières dont les images sont choisies et agencées et mises en séquence selon leur usage. Examinez les 10 reportages photo récompensés par la World Press Photo ou POYi, l’éditing d’une exposition à la Yossi Milo Gallery (New York) ou Le Bal (Paris), ou encore un livre de photos publié par Mack, Aperture, ou aux éditions Bessard.
Le même projet peut potentiellement être présenté dans ces trois contextes, mais du moins, le choix des photos, l’ampleur de l’éditing et la mise en séquence varient. Ceci en fonction du public concerné, et parce que les principaux objectifs du photojournalisme, d’une exposition et d’un livre de photos sont différents.
En gardant cela à l’esprit, il existe quelques conseils fondamentaux qui peuvent vous aider à faire des choix, sans oublier l’intention première de tout projet photo : raconter une histoire.
Pour montrer à quel point certains de ces principes peuvent être universels, examinons la manière de procéder de l’un des monteurs de films les plus importants du cinéma moderne, Walter Murch. Selon Murch, qui a notamment pris en charge Apocalypse Now, The Conversation et The English Patient, il y a six règles principales du montage, classées par ordre de priorité. Les trois premières sont:
1 – Emotion: « Qu’est-ce que la coupure entre un plan (ou une photo, en l’occurrence) et le suivant fait ressentir? Est-ce ce sentiment que vous voulez transmettre, à ce stade de la narration? »
2 – Histoire: « Comprend-on ce qui se passe? »
3 – Rythme: « La coupe (ou le cliché) interviennent-ils au bon moment, au sens musical, ou est-ce comme un batteur qui démarre trop tard ou trop tôt? »
En 2015, lors d’une conférence pour Adobe, Murch a abordé la question du public: « Que souhaitez-vous que le public éprouve ? (…) Ce dont on se souvient, en définitive, ce n’est pas le montage, ni le travail de la caméra, ni le jeu des acteurs, ni même l’histoire – c’est ce que l’on a ressenti. »
Monter un film de fiction et éditer un projet photo sont deux tâches très différentes, mais ce que dit Murch peut aussi s’appliquer à la seconde. Nous travaillons sur des projets pour faire mieux comprendre un sujet aux gens et leur donner le désir d’en savoir davantage, mais même lorsque le sujet est bien traité et que les photos sont techniquement pertinentes, une histoire qui ne fait pas éprouver quoi que ce soit n’aura pas d’impact et ne durera pas dans la mémoire du public.
Apprendre à éditer vous aide à choisir les photos les plus percutantes et celles qui transmettent le mieux des informations, ainsi qu’à les mettre en séquence de manière à façonner un récit significatif conservant un bon rythme du début à la fin.
2. Examinez votre énoncé de projet
Un énoncé de projet est un court texte d’un paragraphe ou d’une demi-page où vous décrivez le sujet de votre projet.
L’énoncé est un élément extrêmement important, car il sert à présenter votre projet aux iconographes lorsque vous leur envoyez un e-mail pour décrire une histoire, soumettre votre travail dans le cadre d’un festival, ou le faire partager pour obtenir des commentaires.
À titre d’exemple, voici l’énoncé d’Ana Maria Arevalo:
Dias Eternos
Au Venezuela, le système de justice pénale ne fonctionne pas également pour tout le monde. Il prive de leurs droits les membres les plus pauvres et les plus vulnérables de la société. Les femmes en attente de jugement et présumées innocentes (elles sont des milliers) sont censées être détenues pendant 45 jours, mais la crise au Venezuela a balayé cette norme.
Les centres de détention sont sombres, chauds, surpeuplés et confinés. Les prisonniers reçoivent peu de nourriture et d’eau et sont privés d’assistance médicale. Abandonnés par leurs familles, certains d’entre eux ont besoin d’aide de l’extérieur pour survivre. Il n’y a pas de séparation entre hommes et femmes, ni entre criminels condamnés et personnes en attente de jugement. Les femmes enceintes présentent souvent des infections et un décollement placentaire, complication potentiellement mortelle.
Certaines ont été victimes de maltraitances dans leur famille ou contraintes par des hommes à commettre un délit, et la raison de leur détention est généralement liée à la drogue, au vol, à moins qu’elle n’ait un caractère politique.
L’on voit difficilement comment la vie dans de pareilles conditions pourrait conduire à une réinsertion. « Quand nous sortirons d’ici, si nous le faisons un jour, nous serons pires qu’auparavant », déclare Yorkelis (21 ans), arrêtée deux ans plus tôt. Elle nomme Chinatown – une prison à cellule unique où s’entassent 60 femmes – son « chez soi ».
Si vous n’avez pas encore écrit votre énoncé, faites-le dès à présent.
Si vous l’avez fait, relisez le titre et le texte. Surlignez les points essentiels dont un lecteur a besoin pour comprendre votre narration.
Le titre, le texte et les photos contribuent-ils à raconter la même histoire? Y a-t-il un élément important qui manque dans le texte ou dans les photos?
Selon la réponse que vous vous donnez, vous devrez peut-être corriger le texte ou retourner sur les lieux pour prendre les photos qui vous manquent, voire les deux. Cela peut arriver plusieurs fois avant de parfaire un projet.
Si votre texte et vos photos font sens, vous pouvez poursuivre le processus.
3. Organisez et éditez vos images
Imprimez une sélection de vos 100 photos préférées au format carte postale, disposez-les sur un tableau magnétique au mur, sur votre bureau ou au sol, et essayez d’imaginer que vous les regardez pour la première fois. Voir ces photos imprimées toutes ensemble vous donnera une nouvelle impression de l’histoire et de son atmosphère.
Vous devrez restreindre votre choix à, disons, 10 ou 20 photos, afin que le projet puisse parler rapidement à un public qui ne vous connaît pas, n’a pas été là où vous avez été, n’a pas rencontré les gens que vous avez rencontrés, et qui ne sait pas à quel point il a été difficile de prendre ces clichés.
C’est une tâche difficile, qui vous contraint à une rupture émotionnelle avec des images liées à vos souvenirs, qui ont requis des efforts, et à les voir comme de simples images. Vous devrez continuellement faire un compromis entre le contenu, à savoir “ce que montrent les photos”, et le style visuel, c’est-à-dire “comment elles le montrent”.
Considérons les photos de Dias Eternos d’Ana Maria Arevalo. Globalement, nous pouvons remarquer qu’Ana Maria photographie en lumière naturelle, fige le mouvement plutôt qu’elle ne le brouille, et intègre des éléments pastel de la prison, qui semblent parler de la féminité et du jeune âge de la plupart des détenues et contribuent à la cohésion de la narration. Toute photo qui ne présenterait aucune de ces caractéristiques peut être facilement supprimée à l’éditing.
J’ai reçu 55 images d’Ana Maria et j’en ai conservé 13 en les éditant, comme si je devais faire une sélection pour une publication sur le web ou un court portfolio.
Ce qui peut vous aider dans ce processus est de diviser les images en groupes: les portraits d’un ou plusieurs personnages, les détails, les prises de vue au grand angle donnant une idée de l’espace doivent tous être classés en catégories, qui peuvent changer en fonction du projet. Dans le cas d’Ana Maria, voici les principales catégories que j’ai utilisées:
Vues d’ensemble montrant des femmes dans des cellules surpeuplées
Portraits
Détails
Considérez séparément chaque catégorie et vous remarquerez des répétitions. Choisissez les meilleures alternatives, les photos provoquant le plus de sensations de préférence à celles qui sont techniquement abouties mais d’un impact moindre, et sélectionnez les images que vous aimez absolument.
Ne conservez que 30 à 40 images. À ce stade, vous commencerez à mieux connaître votre matériel. Vous aurez une idée des éléments les plus forts de la narration et vous saisirez mieux le style visuel que vous avez adopté spontanément – ou consciemment.
Prenez le temps de faire une analyse visuelle.
Vos photos sont-elles calmes et méditatives ou comportent-elles une dynamique et un mouvement importants?
Y a-t-il une alternance entre des images claires et d’autres prises dans l’obscurité?
Avez-vous alterné flash et lumière naturelle ou avez-vous préféré l’un des deux?
Avez-vous eu tendance à figer ou à brouiller le mouvement?
La palette de couleur et sa cohérence joue-t-elle un rôle dans la narration? Si vous photographiez en noir et blanc, observez les zones d’ombre et de lumière. Votre noir et blanc est-il contrasté et dramatique, ou doux et plus égal? Quelle atmosphère engendre-t-il ?
Vous poser ces questions vous aidera à prendre conscience de votre narration, de votre style et du sentiment qu’il véhicule. Considérées séparément, certaines photos peuvent être de bonnes prises de vue sans s’accorder avec les autres, en raison de fortes différences de ressenti et de style visuel. Vous devrez les abandonner pour donner une cohérence à l’éditing. Une narration n’est pas faite de clichés isolés.
4. Déterminez un début et une fin
Image d’ouverture:
Parmi les photos dont vous disposez, choisissez une image d’ouverture et de fin.
La première doit être une photo forte, qui peut surprendre, donner l’envie au public d’en voir davantage. Les clichés de « mise en situation » en grand angle, permettant d’identifier le lieu et / ou le sujet de la narration sont généralement préférables aux cadrages plus serrés. Idéalement, la première image doit inclure tous les éléments fondamentaux qui peuvent suggérer au public ce qu’il va regarder – mais sans le révéler.
J’ai choisi cette image parce qu’elle a immédiatement attiré mon attention, étant très différente de la plupart des photos des centres de détention que nous avons l’habitude de voir, et qu’elle donne des éléments pour comprendre que le lieu où elle a été prise est un endroit surpeuplé, où l’on vit dans la détresse. L’approche traditionnelle de la photographie documentaire opterait pour une prise de vue plus large et plus descriptive, mais j’ai personnellement préféré une photographie qui pourrait susciter l’intérêt du spectateur pour la psychologie des personnages et leurs expériences individuelles. Nous sommes curieux de découvrir qui est cette femme méditative aux beaux cheveux, son âge, sa relation avec les autres personnes dans la pièce et la raison de sa présence ici. Nous nous demandons pourquoi elle ne nous montre pas son visage.
La photo est centrée et bien équilibrée dans sa structure, et le personnage principal est cadré par la lumière. L’élément coloré anticipe ceux que l’on retrouvera dans la suite du travail.
Image finale:
L’image finale provoque généralement une sensation de conclusion, tout en donnant au spectateur le désir d’en savoir davantage. Pensez au plan final d’un film. Il tend à être calme, à suggérer un départ, il laisse souvent une question en suspens.
J’ai choisi cette photo car nous sommes séparés du sujet par les barreaux, alors que dans la plupart des autres, nous nous trouvons à l’intérieur des cellules avec les détenus. Cette barrière physique met une distance entre nous et le sujet, nous rappelant que nous sommes libres de partir, tandis la femme transgenre de la photo sera sans doute enfermée ici longtemps encore, constamment exposée au danger car elle est détenue dans une cellule avec des détenus de sexe masculin. La position gracieuse de la main et la boucle d’oreille contrastent avec son expression de désillusion, d’ennui et de résignation. Nous nous nous interrogeons sur son avenir, ce en quoi cette photo nous renvoie au titre du projet, Dias Eternos.
5. Faites un éditing serré et mettez-le en séquence
Après avoir choisi le début et la fin de la narration, qui ne sont, bien sûr, jamais immuables, organisez les autres photos que vous souhaitez utiliser.
Quelques narrations exigent que vous procédiez dans un ordre chronologique approximatif, mais en général, je vous conseille de mettre entre parenthèses l’heure et le lieu où telle photo a été prise.
Donnez-vous l’opportunité de jouer librement avec les images et de créer des juxtapositions. Vous pouvez mettre des photos côte à côte en vue de l’harmonie ou du contraste, en vous demandant si le regard ou la position de tel personnage attire votre attention sur la photo suivante. Vous pouvez jouer avec la couleur et la forme pour créer des associations et des nuances de sens inattendues, car lorsque vous rapprochez deux photos, elles constituent un troisième élément qui n’existait pas auparavant.
Cela étant fait, gardez en tête les associations que vous avez aimées, mais soyez prêt à oublier celles qui ne contribuent pas à la narration.
En partant de la première, attribuez un ordre aux images pour créer un récit. Cela n’est pas nécessairement littéral, mais chacune des photos doit ajouter des informations à la précédente, nous aider à en savoir plus sur le lieu ou le personnage, nous plonger plus profondément dans une atmosphère ou mieux comprendre un phénomène, ses causes et ses conséquences.
Si l’on se souvient des règles de Murch, l’organisation des photos, comme celle d’un texte, d’une musique ou d’une vidéo, doit avoir son propre rythme. Dans l’éditing du travail d’Ana Maria, j’ai essayé d’alterner des images chargées, pleines d’informations, avec d’autres qui constituent des moments de pause, d’émotion et de réflexion.
Vous pouvez voir que la distance physique de l’appareil photo par rapport au sujet varie d’une image à l’autre, et que j’ai utilisé un mélange de photos plutôt «descriptives» telles que la 6, qui montre les conditions sanitaires dans les prisons, avec des images du type de la 9, pouvant suggérer plus intuitivement que des liens solides se forment entre les détenus.
Il était, à mon avis, judicieux d’utiliser une photo incluant les gardiens (3), et au moins une image montrant le mélange d’hommes et de femmes dans les cellules (7), car des enfants sont parfois conçus en prison.
L’image 8 est la seule verticale que j’ai choisie, et il était important pour moi de l’inclure car c’est la seule qui évoque l’automutilation. Nous pouvons faire une association intuitive main / main avec l’image 10 montrant des femmes an prière. Au lieu de positionner la 8 et la 10 l’une après l’autre, j’ai préféré insérer une photo entre les deux pour que le passage ne soit pas trop évident.
J’ai essayé d’alterner la lumière du jour avec la lumière au tungstène, des photos prises à l’intérieur et à l’extérieur des cellules.
Ne craignez pas d’intervertir deux photos, essayez tout ce qui vous vient à l’esprit. L’on ne sait jamais si une idée fonctionne si l’on ne tente pas de la mettre en oeuvre, et un bon éditing des photographies provient d’un équilibre délicat entre instinct et raison, associations intuitives et narration.
6. Obtenez des commentaires
Lorsque vous pensez avoir réalisé une séquence cohérente de 10 à 20 photos, mettez-là au mur pendant un certain temps. Certaines images vous ennuieront, et si vous vous en tenez à certains des choix que vous avez faits, vous changerez d’avis sur d’autres.
Faites les modifications nécessaires, puis présentez votre travail au plus de gens possible afin d’obtenir des commentaires. Il serait bon, sans aucun doute, que des personnes du monde de la photographie vous donnent leur avis (et munissez-vous aussi des images que vous aviez présélectionnées, au cas où ils voudraient les voir), mais la photographie s’adresse à chacun d’une manière différente, et à n’importe qui : votre maman, votre enfant, votre meilleur ami qui travaille dans un restaurant peuvent potentiellement vous dire quelque chose de révélateur sur vos photos.
Nous utilisons la photographie comme un outil pour communiquer avec le grand public, pas seulement avec des experts dans notre propre domaine. Les retours seront très différents, souvent contradictoires, mais certains se répéteront. Si trois personnes d’horizons différents vous disent la même chose, il est probable qu’elles ont raison.
Notez tous les commentaires que vous recevez, écoutez tous les conseils qui vous parviennent, puis faites confiance à votre audace et à votre honnêteté intellectuelle pour ne suivre que ceux qui vous conviennent.
Par Gaia Squarci
Gaia Squarci est photographe et vidéaste. Elle partage son temps entre Milan et New York, où elle enseigne le multimédia à l’ICP (International Center of Photography). Elle collabore avec l’agence Prospekt et Reuters. Ses photographies ont été publiées dans le New York Times, le New Yorker, Time Magazine, Vogue, The Guardian, Der Spiegel, entre autres. Son travail a été exposé aux États-Unis, en Italie, en France, en Suisse et au Royaume-Uni.