L’enjeu social: Documenter pour réformer
Parallèlement aux développements dont la photographie a bénéficié et à ceux qu’elle a soutenus dans le domaine des savoirs scientifiques et archivistiques, le XIXe siècle a aussi été un terrain d’expérimentation de la photographie dans une perspective sociologique. Alors que les grandes villes occidentales se modernisent en cherchant à améliorer leur logique urbanistique, leur sécurité et leur hygiène, l’attention portée aux groupes sociaux les plus démunis s’accroît. On suppose en effet que pour qu’une ville soit saine, il faut notamment remédier à la situation misérable des couches populaires, qui vivent souvent dans des quartiers délabrés, sales et dangereux. La photographie va jouer un rôle important dans la connaissance de ces milieux sociaux, en donnant à voir leurs conditions de vie réelles par des images, moyen beaucoup plus efficace qu’une simple description écrite pour convaincre.
Lewis Hine (1874-1940), formé à la pédagogie et à la sociologie, cherche lui à faire de la photographie un document pour soutenir ses démarches d’investigation. Il développe ainsi un tout autre rapport à ses sujets, qui relève beaucoup moins d’une attitude de prédateur comme Riis que d’une véritable bienveillance à leur égard. Sa première série importante, Climbing into America (« Débarquer en Amérique »), entamée en 1904, en témoigne : Hine fait le portrait de migrants cantonnés à Ellis Island, l’île où étaient mis en quarantaine les immigrants arrivant à New York. Alors que les habitants les fantasment et les imaginent sous leur plus mauvais jour, développement un mouvement de xénophobie croissant avec les arrivées de plus en plus importantes de migrants, Hine cherche, par ses photographies, à inspirer la bienveillance et le respect plutôt que la crainte. Avec des portraits délicats, ayant parfois recours à des formes classiques de l’histoire de l’art, comme dans le cas de cette Madone à l’enfant, il développe une photographie documentaire sensible, faisant appel aux émotions du spectateur.
C’est la même stratégie qui le guidera à partir de 1906, lorsqu’il entame une collaboration avec le Comité national sur le travail des enfants, qui va l’occuper douze ans. Aux États-Unis à ce moment-là, on estime que deux millions d’enfants sont forcés au travail : il est donc nécessaire de faire réagir l’opinion publique pour engager des actions politiques et mener à l’interdiction totale du travail infantile et à la condamnation de leurs « employeurs ». Ici, la photographie renoue avec sa valeur de preuve : chaque fois que Hine fait le portrait d’un enfant travaillant illégalement, il ajoute une pièce à conviction au dossier du travail infantile. Dans le même temps, ses images contiennent aussi une charge émotionnelle à même de sensibiliser le public aux conditions de vie de ces enfants. Hine y adjoint, comme il l’avait fait pour les migrants, des observations écrites qui fonctionnent elles aussi sur le double registre preuve/émotion.
Hine prend aussi le soin de la présentation de ses images et utilise différents moyens : depuis les conférences avec projection en passant par les affiches, les publications, voire des expositions, Hine n’hésite pas à utiliser les méthodes de la réclame pour donner toujours plus de force à ses images par leur diffusion. Il développe notamment le concept de photo story, sorte de discours visuel scandé par du texte, qui en vient à constituer pour lui, sociologue, le cœur de la pratique documentaire.
L’association de l’image et du texte s’impose largement dans les décennies de l’entre-deux-guerres, dans la mesure où la photographie documentaire est essentiellement diffusée par la presse, particulièrement à travers le modèle du reportage illustré de photographies, qui fait collaborer journalistes, spécialistes ou écrivains et photographes. Cependant, dans les années 30, les contours de la photographie documentaire se précisent et font de plus en plus l’objet de débats, qui portent notamment sur la question du style. C’est ainsi qu’une pratique diffuse, qui avait été développée dans des milieux très différents, commence à faire école. Les années d’entre-deux-guerres sont marquées par deux phénomènes qui poussent ce développement : d’une part, le réveil d’une fibre sociale et politique face à la Grande Dépression qui sévit aux États-Unis ; d’autre part, la reconnaissance de plus en plus affirmée de la photographie comme art avec son usage par les avant-gardes européennes telles que le Surréalisme. La photographie documentaire, comme le note l’historien Olivier Lugon, a donc à ce moment-là la possibilité d’une double réforme, sociale et artistique, envisagée comme une « capacité de ressourcement ».
Le terme même de « documentaire », employé dans le cinéma pour désigner la représentation sans fard de la réalité et par opposition aux films de studio hollywoodiens apparaît en 1928. Il est très rapidement repris dans la photographie, tant en français qu’en allemand et anglais. C’est à partir de ce moment-là que le documentaire se construit autour de l’idée qu’il faut témoigner des faits sans tomber dans une représentation superficielle et en mobilisant un traitement créatif.
L’incarnation la plus célèbre de cette démarche renouvelée est la campagne photographique de la Farm Security Administration (FSA), qui fait émerger le documentaire comme un genre à part entière. La FSA est créée en 1935 dans le cadre du New Deal, la politique de réponse à la crise économique. Elle doit venir en aide à la petite paysannerie américaine. Dirigé par l’économiste Roy Stryker,ce programme photographique a de grandes ambitions et réunit deux grandes tendances du projet documentaire, proposant à la fois un témoignage social et un relevé patrimonial, pour agir sur le présent comme pour préparer l’avenir. Parmi la quinzaine de photographes recrutés, quatre d’entre eux se démarquent et témoignent des enjeux de la FSA : Arthur Rothstein, Ben Shahn, Walker Evans et Dorothea Lange.
Arthur Rothstein (1915-1985) propose une photographie très narrative, jouant sur l’émotion : il multiplie les effets, avec des angles de vues comme des éclairages dramatiques et prend même appui sur des synopsis préétablis, en amont des reportages. Il suppose donc qu’on peut travestir, sinon organiser la réalité pour mieux la restituer. Cette souplesse qu’il s’accorde n’est cependant pas sans danger : non seulement on dénonce une esthétisation de la misère, mais on l’accuse aussi de produire une documentation mensongère, par exemple lorsqu’il utilise un crâne de bœuf – symbole de la sécheresse et de la misère paysanne – qu’il déplace pour l’avoir sur plusieurs arrière-plans. Mais Stryker le soutient fermement : lui-même produit des shooting scripts, sorte de scénarii photographiques qu’il confie aux photographes.
Ben Shahn (1898-1969), quant à lui, est particulièrement guidé dans sa pratique par sa principale activité, la peinture. Dans la veine du réalisme social, en vogue dans les milieux artistiques de gauche de l’époque, il cherche des sujets qui lui permettent de trouver un équilibre entre dimension symbolique et représentation objective du réel.
Dorothea Lange (1895-1965) est l’une des photographes les plus influentes de la FSA. D’abord photographe de studio, elle s’intéresse à la rue dès les années 1930, étant elle-même victime indirecte de la crise. Elle commence en 1935 à collaborer avec Paul S. Taylor, professeur d’économie politique qui devient son mari. Ils mettent ensemble en place une stratégie combinant texte et images, permettant de d’associer à la photographie des relevés d’information importantes, qui en orientent la lecture. Elle reprend la même idée pendant son travail pour la FSA, pendant lequel elle produit les images parmi les plus fortes de la mission. On découvre une approche sensible, véritablement concernée par les problèmes qu’elle traite. Elle y associe de nombreuses notes. Ses rapports avec Stryker, qui décide seul de l’exploitation des clichés sont délicats, mais Lange en profite pour poursuivre son projet et donne naissance au livre An American Exodus A record of human erosion, cosigné avec son mari. Il constitue un équivalent de ce que peut fournir le cinéma en matière de documentaire : une voix off avec des commentaires théoriques, une voix in avec des témoignages rapportés, et l’image par la photographie. Le fait de citer directement les personnes représentées permet de rester au plus proche de la réalité de leur situation.
A côté de Lange, Walker Evans (1903-1975) construit lui aussi une position singulière qui sera déterminante pour l’histoire du documentaire. Prenant largement ses libertés par rapport aux consignes de Stryker, il étend le programme à une documentation plus large de la culture vernaculaire américaine. Ses photographies adoptent un style aux caractéristiques marquées : utilisation d’une chambre grand format, description minutieuse dans le détail avec une netteté parfaite, une composition claire et frontale, pour donner une image supposant une forme de neutralité. Ainsi, Evans construit une approche qui peut sembler contradictoire : l’effacement de toute présence ou intervention de l’auteur constitue in fine une signature. Il amène ainsi l’idée que le document photographique n’a pas qu’une fonction (témoigner) mais aussi une forme. Il propose ainsi ce qu’il appelle un « style documentaire », dans une attitude résolument moderniste. Il pousse encore plus loin cette logique avec une exposition au MoMA, American Photographs, présentée en 1938. Le catalogue qui l’accompagne présente les clichés libérés de tout texte, les légendes étant renvoyées en fin d’ouvrage. Les images doivent ainsi produire du sens par elles-mêmes, dans une démarche opposée à celle de Lange. La variété des images (portraits, scènes de rue, vues d’architecture, publicités…) propose ainsi moins un reportage sur un sujet qu’un état de la culture américaine dans les années 1930. Le même principe d’autonomisation des images gouverne le livre Let Us Now Praise Famous Menco-publié avec l’écrivain James Agee, réalisé en 1936 et publiée en 1941 : les images d’Evans sont présentées en début d’ouvrage, sans texte, et permettent de camper un décor imaginaire qui va orienter la lecture du roman qui suit. Avec ses stratégies, Evans fait du documentaire un art à part entière.
Si la FSA a tant marqué l’histoire de la photographie documentaire, c’est bien sûr par son envergure et grâce aux photographes qui l’ont nourri de leurs images. Mais ce fut aussi une œuvre collective, ce qui constitue un aspect important du documentaire social. En adéquation avec les idées réformistes de gauche, le primat du collectif sur la singularité de l’auteur permet de mettre en avant une forme de repli, où l’artiste s’efface derrière son engagement pour une cause qui le dépasse.
Dès les années 1920, on peut observer un mouvement international de photographie ouvrière propulsé par le parti communiste. C’est ainsi qu’est pensé, en Allemagne, l’Arbeiter Illustrierte Zeitung(AIZ, Le Journal illustré du travailleur), publié de 1926 à 1933 : on demande aux prolétaires et aux ouvriers de produire eux-mêmes leur documentation pour décrire leurs conditions de vie au plus près de la réalité.
L’idée fait son chemin jusqu’aux États-Unis où est créée en 1930 une Workers Film and Photo League, portée principalement par Paul Strand et Berenice Abbott, reposant sur deux particularités : la mise à l’œuvre du prolétariat lui-même pour assurer sa propre documentation, mais aussi l’association du cinéma et de la photo documentaires. Cinq ans après sa création cependant, une scission s’opère au sein de la League et donne lieu à deux organismes distincts, l’un relevant du cinéma et l’autre de la photographie, alors appelé simplement The Photo League. Celle-ci devient en quelque sorte une école, dont les programmes sont basés sur des projets collectifs de documentation. Le plus célèbre d’entre eux est dirigé par Aaron Siskind (1903-2001) et intitulé Harlem Document. Les images qui en ressortent sont teintées de sentimentalisme, à l’opposé de la démarche d’un Evans : on joue sur une dramatisation de la lumière, et la présence du photographe est plus palpable. Le parcours d’Aaron Siskind, qui abandonne toute volonté de témoignage pour se tourner vers une recherche formelle abstraite dès la fin des années 1940, signale bien le changement qui intervient dans le champ du documentaire avec la Seconde Guerre mondiale et après celle-ci.
En effet, le documentaire se renouvelle radicalement à partir des années 1940. Sa forme traditionnelle, portée sur des sujets difficiles, est associée aux années noires de la crise, au point que l’on rejette même l’utilisation du terme documentaire. On se tourne vers une photographie beaucoup plus lyrique, moins programmatique, qui constitue un relevé de certains aspects du quotidien d’après-guerre, bien plus qu’une quelconque forme d’activisme photographique comme c’était le cas avant. La photographie documentaire porte alors moins sur une problématique sociale circonscrite que sur un archivage du quotidien, chaque photographe développant cependant un intérêt ciblé pour certains de ses aspects. C’est surtout en France que s’exprime ce mouvement de renouvellement, à travers ce qu’on appellera plus tard la photographie humaniste.
Robert Doisneau (1914-1992) fait partie de ses plus éminents représentants. Originaire de la banlieue de Paris, il n’aura de cesse, tout au long de sa carrière, de produire des images teintées d’humour sur les petites choses et les petites gens du quotidien. Construisant souvent ses images sur un modèle d’opposition de valeurs morales, Doisneau cherche à représenter ce que la France d’après-guerre, en phase de modernisation, conserve de pittoresque. Il en va ainsi, par exemple, d’une série réalisée depuis une vitrine, où Doisneau consigne les réactions des passants à une peinture grivoise, cherchant à mettre au jour les divergences morales entre le bourgeois et le prolétaire.
Il en va de même pour Willy Ronis (1910-2009), qui affectionne particulièrement le Paris des petites rues pavés, notamment à travers un projet au long cours sur les quartiers populaires de Belleville et Ménilmontant, où il fait émerger des figures iconiques, comme l’enfant à la baguette de pain.
C’est en tout cas à travers une écriture photographique spontanée que se développe ce nouveau documentaire, et celle-ci, par un effet retour, circule aux États-Unis et ailleurs. Les photographes qui développent ce nouveau ton résolument libre prennent en partie pour modèle la littérature – ils travaillent d’ailleurs parfois directement avec des écrivains –, et c’est souvent sous la forme du livre que sont diffusés leurs travaux, au-delà de l’usage de leurs photographies pour illustrer des reportages écrits dans la presse.
Il en va ainsi du livre Life is Good & Good For You in New York de William Klein (1928-2022), publié en 1956. Avec cet ouvrage, il révoque entièrement les préconisations d’un Evans en matière de style : Klein intervient directement sur les tirages, pratique la surimpression et tâche de mettre en avant des éléments graphiques qui font glisser la photographie documentaire vers une expression entièrement subjective. C’est un statut d’auteur que revendique William Klein en cherchant à donner une interprétation de son sujet qui lui soit singulière.
Dans un style tout autre, Robert Frank (1924-2019), photographe suisse, publie en 1958 son célèbre ouvrage The Americans. Réalisé à partir de 83 photographies et régulièrement réédité ensuite avec de légères variations, il constitue une dérive dans la société américaine d’après-guerre que Frank retranscrit avec un regard personnel. Les angles de vue ou le sujet indiquent souvent l’expérience de la présence dans la scène. Frank cherche ainsi à restituer sa propre expérience de l’Amérique avec un intérêt central pour la figure humaine, quelle que soit le lieu ou la classe sociale documentée.
Le photographe et cinéaste néérlandais Johan van der Keuken (1938-2001) s’attache lui aussi à porter un regard sur une société étrangère. Installé à Paris, il publie en 1963 Paris mortel, livre qui réunit les impressions du photographe au fil de ses pérégrinations dans le Paris populaire, de jour comme de nuit. En ressort le sentiment d’une approche très personnelle, où c’est la rencontre spontanée avec l’autre qui prime, bien plus que la recherche de sujets pouvant correspondre à un projet préétabli.
Il en va de même pour Ed van der Elsken (1925-1990), lui aussi néerlandais. Avec Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Prés publié en 1956, il abandonne complètement l’impératif documentaire de représenter la réalité telle qu’elle : à partir de photographies d’une bande de jeune de la bohème parisienne, il finit par créer une fiction. Il joue notamment sur l’organisation de ses séquences d’images pour élaborer une sorte de scénario, et travaille sur la mise en page pour instaurer un rythme, Elsken étant très inspiré par le jazz et le cinéma. Là encore, la notion de documentaire est donc associée à une expression subjective très marquée.
Dans les années 1960 aux États-Unis, un souffle nouveau est donné au projet documentaire avec la redécouverte des travaux d’Evans mais aussi et surtout avec l’élection, depuis le MoMA, de nouveaux représentants. Le conservateur en charge de la photographie, John Szarkowski, propose en effet en 1967 une exposition intitulée New Documents qui regroupe trois jeunes photographes : Diane Arbus, Lee Friedlander et Garry Winogrand. Ces trois-là se distingueraient de leurs prédécesseurs en ce qu’ils chercheraient non pas à œuvre dans le but d’une réforme sociale, mais à restituer leur expérience de la société et témoigner de leur empathie, sans jugement moral.
Diane Arbus (1923-1971) produit des images reconnaissables par le paradoxe sur lequel elles reposent : elles sont à la fois distanciées mais très empreintes de délicatesse. S’intéressant aux marges de la société, elle y trouve des sujets tant exceptionnels qu’attachants : travestis, freaks, nains, ou ses célèbres jumelles. Elle reprend en quelque sorte à son compte le projet de Sander, mais se l’approprie et le singularise par sa concentration sur les marginaux. Ainsi, comme le dira Walker Evans, « le style d’Arbus est tout entier dans son sujet. »
Lee Friedlander (1934-) développe un style inattendu dans sa documentation de la ville américaine. Plutôt que de chercher à représenter son ordonnancement régulier et orthonormé, il traque tout ce qui relève du chaos de la vie moderne pour tenter d’y trouver un ordre visuel. En photographiant des vitrines et leurs reflets, les croisements erratiques des passants ou grâce à des cadrages inhabituels, il développe une sorte de virtuosité qui tire son projet vers des formes d’art comme le collage ou la peinture abstraite. Avec sa pratique documentaire, Friedlander adopte une attitude moderniste, jouant sur les spécificités du médium photographique.
Garry Winogrand vient quant à lui du photojournalisme. Dans sa pratique documentaire, il prend la rue pour terrain et travaille essentiellement en grand angle, avec des cadrages souvent inclinés. Winogrand donne dans l’effet pour renforcer les lignes de sa composition, et permettre de percevoir les choses sous un nouvel angle que seule la photographie peut permettre. Il dira lui-même de son propre travail : « Je photographie pour voir ce à quoi ressemblent les choses une fois photographiées ».
Si la photographie documentaire qui a vécu ses grandes heures dans l’entre-deux-guerres s’est petit à petit détachée de ses engagements politiques réformateurs, c’est en partie parce que cette fonction de dénonciation pouvait mieux circuler à travers la presse.
Le photojournalisme: documenter pour informer
L’histoire du photojournalisme rejoint celle de la photographie documentaire en ceci qu’elle est aussi centrée sur une photographie envisagée comme un support d’information. Ces deux histoires ne se superposent pas pour autant : dans le cadre du photojournalisme, c’est avant tout l’événement qui doit être documenté, et c’est donc le rythme de l’histoire mondiale qui dicte le contenu du photojournalisme. Les photoreporters, indépendants ou travaillant en agence, sont tenus d’être présents lors d’événements qui demandent à être illustrés par des images. Il faut aussi ajouter que dans le cadre du photojournalisme, la photographie a essentiellement pour but d’être reproduite dans la presse, en relation avec un texte relatant les événements couverts.
C’est avec l’image d’un conflit que commence l’histoire du photojournalisme. Pendant la révolution française de 1848, un photographe du nom de Thibault, dont on sait peu de choses, photographie les barricades des révolutionnaires dans la rue Saint-Maur, à Paris. Ce sera la première photographie utilisée dans un journal illustré. Les techniques de reproduction disponibles ne permettent cependant pas de reproduire directement la photographie, il faut donc la traduire en gravure pour pouvoir la diffuser.
C’est pendant la guerre de Crimée (1853-1856) qu’on met véritablement en place, pour la première fois, un reportage photographique. L’Illustrated London News utilise en effet les photographies de Roger Fenton (1819-1869), premier photographe officiel de guerre, mandaté par le gouvernement anglais. Fenton produit un reportage complet, documentant tous les aspects de cette guerre : son effet sur les troupes, les champs de bataille, les moments de repos… Une photographie célèbre inaugure aussi un problème qui fera débat dans toute l’histoire du photojournalisme : Fenton aurait possiblement donné dans la mise en scène, contre tout impératif d’objectivité. La suite de ses images montre en effet qu’il a pu déplacer des boulets de canon pour les disposer sur la route, afin de les rendre plus visibles et de rendre ainsi la scène plus dramatique.
Matthew Brady (1822-1896), qui s’était déjà fait connaître en réalisant les portraits de personnalités américaines, donne lui aussi un élan au développement du photojournalisme. Avec une vingtaine de coéquipiers – le matériel étant alors très encombrant – il couvre la guerre de Sécession (1861-1865), ramenant près de 10 000 plaques photographiques qui témoigne de tous les aspects de cette guerre, certaines photographies proposant déjà une forme classique, évoquant les codes de la peinture d’histoire.
C’est surtout dans les années 1880-1910 que les progrès les plus convaincants sont réalisés, amenant le photojournalisme sur le chemin de sa forme moderne. Cela est notamment dû à des innovations techniques. Tout d’abord, il est désormais possible de reproduire directement des photographies grâce au procédé en demi-ton : The Daily Graphic, journal new-yorkais, publie la première photographie reproduite dans la presse sans être traduite en gravure le 4 mars 1880. Les progrès effectués en ce sens permettent, à la fin du siècle, d’imprimer des photographies en même temps que le texte, ce qui réduit énormément le temps de production d’un journal illustré. Ensuite, le flash est inventé en 1887, autorisant alors à documenter des sujets en intérieur ou dans l’obscurité. Enfin, le français Édouard Belin (1876-1963) invente en 1913 une machine, le bélinographe, qui permet la transmission de photographie par câble. Le photojournalisme dispose ainsi, à ce moment-là de tous les ingrédients techniques qui permettent de publier une image en respectant le rythme de l’actualité, c’est-à-dire avec une quasi-immédiateté.
À partir des années 1900, c’est aussi un renouvellement de l’organisation qui modernise le photojournalisme. On voit en effet naître des agences photographiques, qui permettent aux photographes d’être syndiqués. Ceux-ci livrent alors leurs photographies directement à l’agence, qui s’occupe de les redistribuer aux journaux. L’agence française Rol (1904-1937) par exemple, d’abord spécialisé dans le reportage photographique sportif puis élargissant ses sujets à toute l’actualité comme en témoigne son fonds, fait partie des pionnières en la matière. Grâce à ces nouvelles structures, la presse dispose en permanence d’un réservoir d’images pour illustrer ses articles. C’est ce qui détermine une véritable professionnalisation du milieu, désormais réglé comme du papier à musique, prêt à donner une image de tout événement marquant dans le monde.
Vient ensuite une période que l’on considère comme l’âge d’or du photojournalisme. Dans les années 1930 à 1950, l’apparition d’appareils de très bonne qualité mais aux dimensions réduites, comme le célèbre Leica utilisé notamment par Henri Cartier-Bresson (1908-2004), offre une flexibilité toute nouvelle. Ainsi naissent de nouveaux types de journaux, qui offre une place plus importante à la photographie qu’au texte, et disposent parfois de leurs propres photographes attitrés. Parmi ces magazines, certains ont radicalement bouleversé les codes du photojournalisme. Non seulement, en comparaison avec les titres de presse quotidiens, ils offrent une qualité de reproduction qui donne ses lettres de noblesse à la photographie de presse, mais leur mise en page est aussi particulièrement travaillée, pour mettre l’image au centre du propos.
C’est par exemple le cas du célèbre magazine hebdomadaire LIFE (1936-1972), qui dès son premier numéro propose une formule nouvelle : il traitera de l’actualité tout en laissant une bonne place aux visages célèbres, participant ainsi à la construction du star-system. LIFE embauche parmi les photographes les plus célèbres et couvrira tous les événements les plus importants de sa période. Margaret Bourke-White (1904-1971) fait la couverture de son premier numéro, permettant à LIFE de marquer les esprits avec sa formule visuelle unique et une empreinte moderniste. On y trouve aussi les photos de Robert Capa (1913-1954) publiées le 19 juin 1944, seules images du débarquement sur Omaha Beach pendant la Seconde Guerre mondiale. LIFE privilégie, d’une manière générale, les images sensationnelles pour ce qu’elles montrent ou frappantes dans leur forme.
Le magazine français VU (1928-1940) propose un autre modèle. Pour VU, en partie inspiré par le Berliner Illustrierte Zeitung, il s’agit moins de tabler sur le choc des images que de les organiser au mieux pour produire un récit. En témoignent les nombreux photomontages qui ornent ses pages et qui proposent une vision singulière du photojournalisme : il s’agit moins d’apporter une preuve informative par une image non retouchée ou recadrée, mais d’utiliser les images comme on utilise des mots, pour créer des suites de sens visuel. Le magazine cherche le rythme plutôt que le choc, pour inciter à la réflexion.
Ce modèle économique n’est cependant pas le seul, comme en témoigne l’exemple déjà cité l’Arbeiter Illustrierte Zeitung, qui met à contribution des amateurs afin que ceux-ci témoignent eux-mêmes de leur condition de vie, plutôt que par le filtre d’un photographe professionnel qui maintient nécessairement une certaine distance par rapport à son sujet.
Ces magazines marquent en tout cas durablement l’histoire du photojournalisme. La formule de LIFE, qui cesse au début des années 1970, est reprise par d’autres magazines très diffusés qui font un usage abondant de l’image, comme Paris Match ou L’Express en France. C’est à travers eux qu’on découvre les grands événements contemporains, avec des images qui marquent de leur force la culture visuelle contemporaine.
À côté de ces grands titres, on constate aussi une réorganisation par les photographes eux-mêmes. Le modèle de l’agence Magnum est le plus éloquent : fondée en 1947 par Robert Capa et Henri Cartier-Bresson entre autres, elle propose une logique coopérative, puisqu’elle dirigée par les photographes eux-mêmes, ce qui leur permet de mieux gérer leurs droits et leurs images. En France, l’écho de Magnum se fait sentir : l’agence Rapho, créée en 1933, est réactivée en 1946 et réunit surtout les photographes humanistes, comme Robert Doisneau, Janine Niépce ou Willy Ronis, qui produisent, comme on l’a déjà vu, des reportages libres et peu portés sur la couverture d’un événement donné. L’agence Gamma, fondée en 1966, réunit quant à elle une nouvelle génération de photographes comme Raymond Depardon ou Gilles Caron. Ce dernier, qui disparaît au Cambodge en 1970 connaît une carrière fulgurante pendant laquelle il produit les images parmi les plus marquantes de l’époque. Caron est sur tous les fronts et couvre tant le conflit social de Mai 68 à Paris, que la guerre du Biafra, le Vietnam ou le Tchad.
Caron fait partie des tenants d’un photojournalisme héroïque, principalement focalisé sur l’image sensationnelle et la présence au front sur les conflits. À ses côtés, Don McCullin (1935-) fait lui aussi partie des photoreporters qui envisagent leur pratique comme un sacerdoce et n’hésitent pas à se retrouver au milieu des conflits. D’une manière générale, les années 1960 et 1970 sont le théâtre de conflits particulièrement brutaux, qui marquent les esprits par des images choquantes, devenant des symboles de l’horreur de la guerre contemporaine, comme celle de Nick Ut (1951-) prise au Vietnam. Cette tendance du photojournalisme à la dénonciation par le choc domine encore aujourd’hui : on peut penser à l’exemple récent de l’image du corps du petit Aylan échoué sur une plage, qui s’inscrit parmi tant d’autres images de la douleur et de la violence du monde moderne. Ces images sont souvent primées, à travers des prix comme le World Press Photo qui récompense la meilleure photographie de presse de l’année. D’une manière générale, les images du photojournalisme sont considérées comme ayant une véritable influence sur le destin du monde, comme en témoigne les nombreuses listes qui en recensent les photographies les plus influentes ou importantes.
La demande de ce type d’images de la part des rédactions est d’autant plus satisfaite que les images numériques permettent aujourd’hui une diffusion quasi-instantanée, à laquelle s’ajoute les contributions du journalisme dit « citoyen », que permettent les smartphones. Les seules images de l’intérieur du métro lors des attentats de Londres en 2005 furent en effet diffusées depuis les téléphones portables des victimes mêmes, qui les ont faites circuler sur des réseaux comme Flickr, avant qu’elles ne soient reprises – parfois en une – des plus grand journaux.
À cette tendance s’oppose, dès les années 1960-1970, un photojournalisme beaucoup plus mesuré, plus à même de traiter des sujets de société en profondeur que des événements dramatiques qui nécessitent une réaction dans l’instant. L’agence Viva se constitue sur ce modèle et renoue avec une tradition de la photographie documentaire centrée sur un sujet traité sur le temps long et dans une démarche d’exhaustivité. Ses photographes, produisent une photographie qui verse dans l’intime, au contact direct de leurs sujets avec qui ils nouent des liens, s’opposant ainsi à une manière parfois jugée agressive.
À l’opposé de leur démarche se situe celle des paparazzi, qui repoussent toutes les limites de la bienséance pour obtenir des clichés négociés à prix d’or, livrant des images qui non seulement sont très appréciées du grand public mais contiennent en elles-mêmes l’indication de l’agressivité dont elles procèdent, par exemple avec une main tentant de protéger un visage.
Enfin, il faut remarquer que de nos jours, le photojournalisme est toléré, sinon accepté, comme une forme d’art à part entière. Certains photographes, comme Gilles Peress (1946-) avec son Telex Persan, ont produit des livres à partir de leurs travaux ; d’autres privilégient le tirage grand format, pour proposer de véritables tableaux qu’on retrouve sur les cimaises des musées, comme c’est le cas pour les photographies de Luc Delahaye (1962-).
On voit, au travers de cette brève histoire de la photographie documentaire, que celle-ci a été jalonnée d’apports techniques, formels, éthiques ou encore culturels qui n’ont cessé de façonner ou redéfinir son projet. Quoiqu’il en soit, on s’accorde toujours sur la nature informative de la photographie pour justifier un projet documentaire ou photojournalistique : c’est avant tout une vérité – parmi d’autres – dont on cherche à attester avec le pouvoir d’évocation de la photographie. Et c’est parce qu’il y a autant de point de vue sur le monde qu’il y a de photographes que les approches de la photographie documentaire ont été si riches et variées. Si la plupart des possibilités de rendre compte du monde par la photographie ont déjà été explorées et qu’il est de plus en plus difficile d’innover, chacun peut néanmoins participer à la connaissance que nous en avons en prenant position par rapport à lui et en traduisant son point de vue en images.
Par Guillaume Blanc
Guillaume Blanc est doctorant en histoire de la photographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, enseignant aussi à l’Université catholique de l’Ouest (Angers) et à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Ses travaux récents incluent des publications pour les revues Transbordeur et Image & Narrative.