Lorsque vous demandez aux photographes documentaires comment ils s’intègrent dans une culture étrangère à leur propre expérience, ils vous répondent souvent: « J’ai gagné la confiance des gens ». Certains jeunes photographes sont sans doute curieux de savoir comment l’on y parvient.
Eh bien, si vous voulez gagner la confiance de quelqu’un, ne le baratinez pas sur la raison de votre présence, ou sur ce que vous attendez de lui.
Est-ce parce que vous photographiez une chose plutôt qu’une autre, que vous aidez à débarrasser la table, ou y a-t-il une autre explication?
C’est un mélange de tout cela. Et aussi, je suis très souvent présent dans les alentours. Je ne peux pas dire que ce qui fonctionne pour moi fonctionnera pour d‘autres, mais je suis petit, je parle avec douceur, et j’ai tendance à attirer le moins d’attention possible sur moi. Vous savez, je pense à [Garry] Winogrand qui a dit quelque chose comme: « Photographier est ce qui me rapproche le plus de la non existence — et cela est attirant pour moi. » J’aime la sensation de pouvoir disparaître dans une scène lorsque je travaille.
Comment « disparaissez » vous?
Je m’habille discrètement, je marche discrètement, je parle discrètement. Je n’exhibe pas de matériel, je n’ai pas de gilet photo. Je porte généralement l’appareil autour de mon cou. J’essaie de ne pas me faire remarquer, et d’aller à la rencontre des gens. Et par là, je veux dire que nous avons tous des préjugés profondément enracinés, souvent non identifiés, et je fais de mon mieux pour les dissiper.
Vous avez acquis une certaine notoriété pour votre série sur les Sellers, une famille de l’Ohio que vous suivez depuis 13 ans. Vous avez décrit ce travail comme « la manière dont on se raccroche au chez-soi quand on est dans la misère, même s’il n’a rien à vous offrir ». Comment avez-vous rencontré ces gens?
J’étais étudiant de premier cycle dans l’Ohio, j’essayais de réaliser des photos pour les devoirs de classe, donc je frappais aux portes et me présentais aux gens sans succès, je gaffais, on me repoussait. Je suis assez timide et introverti. Je me décide à sortir de ma coquille s’il le faut, mais ce n’est pas facile.
Les Sellers ont été la première famille à me laisser entrer vraiment dans leur vie. J’ai rencontré le père à une station de lavage – il nettoyait les vélos de ses garçons – et il m’a invité à monter à l’arrière de son camion. Il m’a ramené chez lui dans sa famille, et nous sommes devenus amis. Finalement, ils m’ont présenté à d’autres personnes, et cela a fait tache d’huile.
Montrez-vous à vos sujets les photos que vous avez prises, ou cela pose-t-il un problème?
En tant que médium, la photographie est intrinsèquement égoïste. J’offre donc des tirages aux gens comme un petit quelque chose en échange de la confiance et du temps qu’ils m’ont accordé. Mais cela leur montre aussi comment je les vois, et c’est important, car il y a parfois une discordance entre la manière dont on se voit et dont l’on nous voit de l’extérieur. Nous discutons parfois, les gens et moi, de savoir si la photo que je leur donne correspond à l‘image qu’ils ont d’eux-mêmes, et je pense que c’est intéressant de se confronter à cela en tant que photographe.
Vous n’attendez donc pas la fin du projet pour montrer vos photos?
Non. A Baptist Town [le sujet du livre de Eich de 2018, Sin & Salvation in Baptist Town], je postais des photos sur Facebook pour que les membres de la communauté puissent se taguer et les utiliser à leur manière. Plus tard, je les retrouvais encadrées dans une chambre à coucher, ou sur le tableau de bord d’une voiture. Une fois, je suis venu en ville et j’ai découvert l‘une des photos que j’avais postées sur Facebook imprimée sur un T-shirt [en mémoire de] l’un des enfants du quartier qui avait été assassiné. Il est intéressant de voir comment un travail peut être recontextualisé dans le tissu communautaire.
A propos des photographies documentaires, vous écrivez qu’elles sont « des réductions, des distillations, des semi-vérités et des constructions intégrales, qu’elles ne peuvent que décrire la surface des choses ». Alors, à quoi sert la photographie documentaire?
Il y a sans doute des individus et des institutions puissants qui, selon moi, doivent être dénoncés, et la photographie est capable de le faire. Mais ce qui m’intéresse davantage, c’est notre conscience collective en tant qu’Américains et la manière dont elle façonne notre interaction les uns avec les autres. Je cherche davantage ce qui nous rapproche que ce qui nous sépare.
Comment cela se traduit-il dans vos images?
Nous avons un problème d’amnésie, nous oublions les choses gênantes et nous souvenons de celles qui nous flattent, nous font nous sentir bien. L’un des rôles de la photographie documentaire est de nous rappeler que nous ne sommes pas aussi bien que nous le pensons, et qu’une société peut toujours se développer. Si nous ne le faisons pas, nous reculons, tout simplement. À certains égards, c’est une question de mémoire.
Cela fait-il longtemps que vous vous intéressez à la mémoire et à l’amnésie?
En fait, mon obsession de la mémoire remonte à ma rencontre avec la photographie, par l’intermédiaire de mon grand-père. Il n’était pas photographe, mais il m‘a mis un appareil photo entre les mains vers l’âge de dix ans. Ma grand-mère avait alors la maladie d’Alzheimer; je me souviens qu’elle nous téléphonait mais ne se rappelait pas qui j’étais, et aussi de l’impact de la maladie sur ses proches, au fur et à mesure que son identité s’effaçait. J’ai donc toujours pensé à la photographie comme à un outil pour accéder à la mémoire et trouver une résonance émotionnelle.
En ce qui concerne la saisie de la mémoire, y a-t-il une image où vous sentez que vous avez réussi?
Il y a cette image que j’ai faite dans mon jardin, le jour de l’anniversaire de ma sœur. Mes parents, qui s’étaient récemment séparés, sont assis sur un banc l’un à côté de l’autre. Mais ma mère est au téléphone, penchée loin de mon père, et il y a une sorte de distance émotionnelle visible entre eux. Juste au moment où j’allais déclencher, mon beau-frère a décidé de m’emmerder, et il a soufflé des bulles juste devant l’objectif. Par un heureux hasard, une bulle a enveloppé mes parents dans un étrange petit monde, et pour moi, elle signifiait la fragilité de l’amour, des relations, qui peuvent éclater d’un instant à l’autre. C’était exactement ce que je ressentais à ce moment.
Qu’en est-il d’une image qui capture un moment de résonance émotionnelle?
J’étais à Baptist Town un matin, après les funérailles d’un jeune homme du quartier. Quelques personnes sont assises autour d’une table de cuisine, comme éclairées par des rideaux colorés, et une main tenant une cigarette entre dans le champ. L’atmosphère était endeuillée, et je pense que c‘est palpable dans cette image. En même temps, c’est subjectif, et lié au choix du cadrage, de l’éclairage, du moment où j’ai déclenché. Lorsque je travaille dans des communautés auxquelles je n’appartiens pas, j’essaie de tempérer ma subjectivité et de canaliser ce que je vois se dérouler devant moi. Mais il m’est difficile de dire dans quelle mesure l’image traduit cela.
Vos images contiennent souvent des détails inattendus – un écran déchiré, un insecte pris au piège dans une bouteille de soda – qui ne frappent pas le spectateur au premier abord, mais qui contribuent résolument à l’atmosphère et au rythme. Lors d’une prise de vue documentaire, cherchez-vous activement des détails à inclure comme métaphores d’un propos plus vaste?
À ce stade, je pense que c’est en grande partie inconscient. Mais je n’oublie jamais qu’il faut jouer sur la distance: vous voyez, les hommes ont tendance à conserver des distances de sécurité entre eux, donc quand je travaille avec des focales fixes, je pense à en changer parfois. Ou seulement à bouger mes pieds, afin d’être plus proche ou plus éloigné.
Vous incluez des fenêtres et des portes à certaines de vos images. Quelle est leur fonction, pour vous?
Des fenêtres. Des portes. Des reflets. Des mains. Et des animaux, peut-être en ce qu’ils véhiculent des choses qui ne peuvent être transmises par l’intermédiaire des humains. Je photographie souvent à travers des objets. C’est en partie une question de composition, de recherche d’un cadre dans le cadre. Mais souvent, photographier à travers une surface la complique et rend les choses un peu abstraites, de telle sorte que la lecture n’est pas aussi simple qu’elle pourrait l’être autrement.
Y a-t-il quelque chose que vous avez appris, durant vos études de photographie, dont vous vous souvenez lorsque vous travaillez?
Lorsque j’étais en train de réaliser la série Carry Me Ohio, je l’ai montrée à un professeur, et il m’a dit quelque chose comme: “Les images sont bonnes, mais il y a une différence entre parler de la pauvreté avec des néons et parler de l’expérience humaine où la pauvreté est écrite entre les lignes.” À l’époque, je ne savais pas vraiment à quoi il voulait en venir, mais ça m’est resté. Vous pouvez le voir sur les photos de Baptist Town: avez-vous vraiment besoin de montrer des armes à feu et de la drogue pour que les gens puissent comprendre ce à quoi la communauté doit faire face?
Quels sont les photographes dont le travail documentaire vous influence aujourd‘hui?
Eugene Richards est probablement mon inspiration la plus vraie et la plus profonde, en ce qu‘il peut intégrer des photographies de sa vie personnelle à un projet, si parfaitement que vous ne pouvez pas faire la différence entre sa femme et une personne qu’il vient de rencontrer dans la rue.
Et vos premières influences?
Ce qui vous parle tôt perd souvent de son éclat avec le temps. Au lycée, je travaillais dans un magasin d’appareils photo Ritz, et pendant les pauses déjeuner, je feuilletais le magazine American Photo pour voir les images de James Nachtwey réalisées en Irak. Je me disais: « Bon Dieu, c’est un travail qui compte. Peut-être que je pourrais faire quelque chose d‘aussi important de ma vie. » Mais maintenant, ses photographies me paraissent froides et insensibles, et ce n’est pas ce que j’aspire à faire, même si je pense que son travail est important, et qu’il a davantage apporté à la photographie et à la société que je ne pourrai jamais le faire. Je m’intéresse moins aux photographies techniquement parfaites, où tout est bien exposé et bien composé. Je préfère un résultat un peu moins stérilisé. Je ne veux pas fournir aux gens des réponses à la petite cuillère. Je veux qu’ils puissent penser par eux-mêmes, et leur laisser la liberté d‘explorer.
Propos recueillis par Bill Shapiro
Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine LIFE et l’auteur du nouveau livre What We Keep.
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