Parmi les photographies de sport légendaires, l’on peut citer « The Punch » (Muhammad Ali regardant agressivement Sonny Liston qu’il vient de mettre K.O), « The Catch » (le joueur Dwight Clark, des 49ers de San Francisco, s’étirant de tout son corps pour réceptionner le ballon dans la zone d’en-but) – et, bien sûr, « The Sports Bra », montrant une Brandi Chastain criant sa joie, les poings serrés ; elle vient d’arracher son maillot et de tomber à genoux, après son tir au but victorieux lors de la finale de la Coupe du monde. Aussitôt emblématique, cette image fit la couverture de Sports Illustrated, et durant les dix ans qu’il travailla pour le magazine, Robert Beck fut chargé de couvrir des événements sportifs majeurs – cela, en grande partie, parce que ses images étaient uniques en leur genre.
Depuis plus de 35 ans, vous êtes photographe professionnel de tous les sports, du hockey au golf, et vos images ont fait d’innombrables couvertures. Avez-vous toujours voulu être photographe sportif?
En fait, j’ai été tout d’abord enseignant, et entraîneur de football durant l’hiver. Mais lorsque la saison finissait, je me disais: « Comment me faire un peu d’argent ? » J’empruntais l’appareil photo de mon père, j’allais aux compétitions d’athlétisme ou aux matchs de baseball du lycée, et je prenais des photos que je ramenais en classe pour les vendre aux élèves.
Des compétitions d’athlétisme du lycée au Super Bowl, quel a été votre parcours?
J’étais surfeur depuis toujours, donc quand j’ai eu assez d’argent pour acheter un appareil avec boîtier étanche, j’ai commencé à photographier mes amis. Je soumettais mes clichés aux magazines Surfer et Surf, et comme je m’améliorais sans cesse, j’ai complètement arrêté d’enseigner pour tenter ma chance en tant que photographe de surf. Après avoir travaillé quelques années [pour des magazines de surf], je me suis tourné vers une petite agence photographique de San Diego, et j’ai commencé à réaliser des images de ce que j’appelais « les grands sports américains » ; depuis, j’ai simplement gravi les échelons.
En quoi votre travail sur le surf vous a-t-il servi plus tard, pour photographier les grands stades?
A l’époque de mes photographies de surf, mon matériel comprenait certaines choses que l’on n’utilisait pas, généralement, pour les autres sports – l’objectif fisheye, par exemple. Je m’en suis servi pour le hockey, c’était plutôt inhabituel. Mais ce qui m’a aidé d’emblée à me démarquer, c’est que je n’avais jamais photographié ces sports auparavant. J’en savais beaucoup sur eux – je jouais au baseball au lycée -, mais photographier est une autre affaire. À cette époque, tout le monde utilisait un 600mm, les cadrages étaient vraiment serrés, mais j’ai abordé les choses différemment: j’ai utilisé d’autres objectifs, donc mon travail avait quelque chose d’unique.
A quel moment vous en êtes-vous rendu compte?
Quand j’ai commencé à photographier le golf, je ne savais rien de ce sport. Les autres photographes étaient des golfeurs: ils connaissaient la différence entre un bois 3 et un fer 3. Je n’en avais aucune idée. Je ne tentais pas de savoir qui faisait quoi. Je cherchais seulement à réaliser de belles images, qui montreraient les joueurs importants, et je pense que cela m’a vraiment aidé à me démarquer.
Vous souvenez-vous de moments qui ont transformé votre manière de travailler?
Il y a eu ce match des 49ers dans la Bay Area – je ne peux pas vous dire exactement quand – qui a changé ma conception de mon travail. À l’époque, je ne contribuais pas régulièrement à Sports Illustrated, mais je photographiais ce match-là, avec Heinz Kluetmeier [un photographe légendaire de Sports Illustrated] Vous voyez, quand le jeu se déplace sur le terrain, et que tous les photographes courent? J’arrive à l’autre bout, et je vois Heinz au sol, prenant des photos au grand-angle dans cette position allongée. Vous regardez autour de vous, tout le monde utilise un 400mm, ils sont tous à genoux ou debout, et il y a cet unique gars qui photographie allongé. Un mètre de hauteur en moins, cela a fait toute la différence, dans ses images.
Donc vous êtes parti en vous disant…
Qu’il était temps d’essayer autre chose. Que tous les chemins mènent à Rome. Et cela, cette idée s’est mise à jouer vraiment dans la manière dont je conçois mon travail. Lorsque vous débutez dans la photographie, vous pouvez avoir peur d’expérimenter, car si l’image est ratée, on risque de ne pas faire appel à vous la fois suivante. C’est le prix à payer. Donc mieux vaut ne pas prendre de risques. Il faut un peu de cran pour sortir des sentiers battus.
L’une de vos photos que j’aime particulièrement a été prise sous un angle inhabituel. L’on voit un vaste groupe de footballeurs de l’USC réunis autour d’un seul joueur qui a l’air de chanter.
Je l’ai prise au Colisée de LA. A l’époque [la photo date de 2003], les joueurs sortaient du tunnel et se rassemblaient dans un coin du terrain pour se préparer mentalement. J’avais déjà eu affaire à des rassemblements, dans les concours de surf : quand on distribuait les trophées, cela tournait souvent au pogo pur et simple. J’installais mon appareil sur un monopode et je le soulevais au-dessus des têtes pour photographier la scène. Pour la photo de l’USC, j’ai perfectionné le dispositif: j’ai acheté un manche télescopique en aluminium que l’on utilise pour le nettoyage des piscines et que l’on peut allonger jusqu’à 5m. J’ai mis l’appareil au bout, et je l’ai élevé au-dessus du groupe de gars. Quinze d’entre eux étaient massés devant le sujet principal. J’ai donc pu obtenir une perspective que personne d’autre n’avait.
Utilisez-vous toujours ce système?
Je m’en suis servi pendant les matchs, ce que l’on ne pratiquait pas à l’époque. Au National Championship 2006, j’y ai attaché un fisheye et j’ai pu saisir le dernier touchdown, avec tout le stade, tous les joueurs, tous les gradins. Les autres utilisaient sans doute, pour la plupart, un 200mm, en se focalisant sur celui qui venait de marquer un but. Encore une fois, c’est là que vous devez prendre un risque et croiser les doigts. Mais deux ans plus tard, environ, tout le monde faisait la même chose, en utilisant différents types de manches, alors j’ai arrêté. Parce que quand tout le monde essaie d’obtenir la même image, c’est sans intérêt. Il faut aller de l’avant.
Qu’est-ce qui fait une belle photo de sport, selon vous? Qu’essayez-vous de saisir?
Pour moi, c’est tout un ensemble technique : la couleur est juste, elle est bien définie, c’est le point culminant de l’action …
Qu’entendez-vous par «point culminant de l’action»?
Mettons qu’un gars marque un touchdown dans un match de NFL (National Football League), avec une réception magnifique. La meilleure image, c’est lorsqu’il est en l’air, aussi haut que possible, la main attrapant le ballon, et non lorsqu’il atterrit et que le ballon est déjà sécurisé. Il y a une grande différence entre ces deux images: la première est le point culminant de l’action; la seconde est au bas de la montagne, de l’autre côté. C’est comme un pic sur un graphique: d’abord la montée, puis le pic lui-même, et enfin la descente. Il y a toujours un petit pic, même si ce n’est qu’une milliseconde. On sait que c’est le point culminant quand on le trouve.
Y a-t-il autre chose?
Quand personne d’autre n’a pris cette photo. C’est assez difficile de nos jours, car il y a tellement de photographes. Mais on se dit que c’est ce que l’on pouvait faire de mieux.
Ce qui nous conduit à votre photo de Brandi Chastain, qui est certainement un «point culminant de l’action», et un cliché que personne n’a pris. Vous, comment l’avez-vous réalisé ?
Au début du match, je m’étais proposé de faire une vue d’ensemble à partir du haut du stade, mais je ne pouvais pas y accéder parce que le président Clinton était en retard et que les services secrets ne laissaient passer personne. Donc c’est presque à la fin de la première mi-temps que j’ai pu réaliser ce plan d’ensemble. Au cours de la seconde mi-temps, j’ai photographié le match d’un endroit situé au-dessus du tunnel par lequel les fans entrent.
Je ne connaissais pas grand-chose au football et vers la fin du match, j’ai dit à Todd, mon assistant: « Que va-t-il se passer s’il y a égalité? Il m’a dit qu’il y aurait des tirs au but, à l’autre bout du terrain, sans doute, pour que le gardien de but n’ait pas le soleil dans les yeux. Je lui ai dit : « Nous sommes trop loin. Nous devons descendre sur le terrain. »
Aviez-vous le droit d’accéder au terrain?
Non, mais je connaissais bien le Rose Bowl, et c’était avant le 11 septembre, donc la surveillance n’était pas aussi stricte. Je me disais que lorsque le match serait terminé, tout le monde serait tellement occupé à se préparer pour les tirs au but que nous pourrions accéder au terrain. Donc nous sommes passés par le tunnel, et nous nous sommes avancés d’un pas assuré, mais la sécurité ne voulait pas de nous ici, et a fait partir un gars qui était à côté de nous. Nous nous préparions à lever le camp, mais nous avions énormément de matériel, et lorsque nous avons été prêts à partir, le responsable de la sécurité nous a dit: « Ne bougez pas. Ils vont commencer les tirs. Restez tranquilles. »
À ce moment-là, on veut capturer l’action ou la réaction?
On veut l’image du tir, d’abord, mais l’on suppose également qu’il va y avoir une réaction quelle qu’elle soit. La photo qui a été publiée en couverture de Sports Illustrated était au format horizontal, à l’origine; l’équipe était derrière Brandi, et je me suis dit qu’elle accourrait si elle marquait le but, et que je l’aurais alors en arrière-plan. C’est ce que nous avons obtenu, mais Brandi nous en a donné un peu plus. Le magazine a publié l’image en format vertical, et c’était une excellente couverture, en partie parce qu’il n’y avait qu’un seul mot au lieu de toutes les idioties habituelles.
Est-ce que vous avez réalisé que l’image aurait une telle pérennité ?
À l’époque, j’étais content de l’avoir prise et, non, je ne pensais pas vraiment à son importance en termes d’impact social. Mais quelques années plus tard, j’assistais à un match universitaire de basket-ball et Brandi était là. J’ai décidé de me présenter, parce qu’elle ne savait pas qui j’étais. Alors, je m’approche d’elle, et elle me dit: « Bonjour, vous désirez ? » Et moi: « Je suis Robert Beck. C’est moi qui ai pris cette photo. » Elle m’a sauté au cou, elle me serrait dans ses bras, poussait des exclamations…J’étais sidéré. Elle était très émue, elle m’a dit: «Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que cela représente, pour les athlètes féminines et les petites filles, des centaines de milliers d’entre elles. Maintenant, elles savent qu’elles peuvent être des athlètes, faire la couverture de Sports Illustrated, elles peuvent être célèbres, elles peuvent être importantes. Toute une génération s’en est trouvée valorisée. » Il est assez rare, pour une photo de sport, d’avoir pareil potentiel. Je n’y aurais jamais pensé avant. Cela a été un moment exceptionnel.
Propos recueillis par Bill Shapiro
Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine LIFE et l’auteur du nouveau livre What We Keep.
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