Au début des années 1990, Shepard Sherbell a été envoyé en URSS par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel pour y photographier son crépuscule. En tant que photojournaliste, il avait documenté plusieurs présidences américaines, ainsi que l’invasion de la Grenade et la révolution nicaraguayenne, parmi d’innombrables autres événements historiques. Maintenant, il avait pour mission d’immortaliser la dissolution d’une superpuissance, l’URSS qui était en train de s’effondrer. Des années plus tard, ces photos feront l’objet d’un livre primé intitulé Soviets : Pictures from the End of the USSR, qui contient plus de 200 images en noir et blanc illustrant la vie quotidienne des populations des quinze anciennes républiques soviétiques que Sherbell a rencontrées. Dans le cadre d’une nouvelle exposition en ligne, la galerie Ki Smith, en partenariat avec la collection MUUS, vend 50 tirages de cette série et fait don de l’intégralité des recettes à The Kyiv Independent afin de soutenir le reportage indépendant et le photojournalisme durant la guerre en Ukraine.
L’un des clichés les plus frappants montre un mineur de fond en train de fumer, moucheté par la neige blanche qui tombe autour de lui, contraste saisissant avec la poussière noire qui recouvre ses mains et son visage buriné par le temps. Comme les mineurs derrière lui, il tient les restes d’une cigarette allumée : selon Sherbell, les mineurs fumaient la moitié d’une cigarette le matin et gardaient la seconde moitié pour la fin de leur éreintante journée de travail, un rationnement nécessaire car les travailleurs gagnaient l’équivalent de 30 dollars par mois.
Les images de Sherbell décrivent un monde morne recouvert d’un manteau de neige ; une photo, prise en Sibérie occidentale, montre des poteaux téléphoniques plantés dans la neige, s’étendant à l’infini le long de la route et devenant de plus en plus petits. Le blanc de la neige et celui du ciel sont pratiquement indiscernables. Puis viennent des reliques du régime : des affiches de Gorbatchev ou une série de statues qui se dressent triomphantes dans un champ solitaire.
Outre les paysages qu’il a traversés, Sherbell a capturé les conséquences de l’effondrement du régime sur la population. Une image particulièrement déchirante montre une femme âgée au visage inquiet le jour où les prix des denrées alimentaires ont été déréglementés, une mesure qui a plongé dans le désespoir des populations déjà appauvries.
Trente ans plus tard, Soviets est un rappel des risques d’un pouvoir étatique sans limites, et de la détresse des civils en temps de conflit. Alors que la Russie poursuit son invasion de l’Ukraine, les images de Sherbell sont plus que jamais d’actualité. La résilience dont font preuve les Ukrainiens face à une guerre sans précédent rappelle ce qu’écrit l’auteur Serge Schmemman dans l’introduction de Soviets : « Je sais que le temps passé dans… ce monde en noir et blanc que Shepard Sherbell a capturé restera en moi pour toujours. C’est là que j’ai découvert la cupidité et la cruauté d’un pouvoir étatique incontrôlé, et c’est là que j’ai découvert l’énorme capacité de l’esprit humain à persévérer. »
«Shepard Sherbell : Soviets», exposition en ligne, Ki Smith Gallery, New York, à voir jusqu’au 1er juillet.