En 1972, dans un kibboutz en Israël, j’ai appris à mettre des poulets vivants dans des caisses, en en prenant cinq dans chaque main. Leurs pattes coincées entre mes doigts, les oiseaux picoraient frénétiquement mes mains. Les femmes qui m’enseignaient – plus âgées et endurcies par des années de travail dans les poulaillers – avaient des mains semblables à des côtelettes de porc, avec des doigts épais comme des saucisses, des croûtes et des cicatrices dues aux becs. Ces marques sur mes mains nues sont devenues une épreuve du feu dans un monde qui était inconnu au jeune Américain de 21 ans que j’étais, plongé dans le bruit des volailles caquetant sur le chemin de l’abattoir.
Dans Bare Handed (L’artiere, 2023), Holly Lynton rend un hommage affectueux à une journée de travail honnête, à des tâches simples comme la tonte des moutons et le tri des fruits de mer. Ici, ces tâches sont magnifiées par l’art. Bien que les photos de Lynton aient une belle patine tranquille, elles parviennent toujours à rappeler l’air épais et fétide de ces poulaillers où j’ai rapidement appris à travailler avec mes mains, sans me plaindre, à prendre le contrôle de la tâche en espérant m’améliorer chaque jour.
Photo après photo, la répétition de la vie à la ferme ou au bord de la mer prend de l’importance. Au début du livre, la photo d’une paire de mains marquées d’un noir crépusculaire (Hands, Clark Fork Organics, Missoula, Montana, 2016) révèle des hiéroglyphes indéchiffrables même par le plus habile des lecteurs de lignes de la main. Elles offrent la preuve d’un dur travail à mains nues. Les callosités sur ces mains décrivent les longues heures passées à effectuer une même tâche. L’alliance évoque l’engagement et le bracelet en plastique de la montre témoigne de la nécessité de terminer une tâche avant que la suivante ne demande de l’attention.
Cette photo ouvre les portes à d’autres images qui elles révèlent les longs moments passés seuls dans les champs ou dans une grange, au milieu du bêlement des moutons. Dans l’image Top of the Stack, Peterson Ranch, Jackson, Montana, 2018, trois jeunes hommes semblent se livrer à une danse tout en travaillant dans un grenier à foin. Dans une autre image, Sienna, Turkey Madonna, Shutesbury, Massachusetts, 2010, une adolescente est prise en pleine étreinte avec quatre dindes, inconscientes de leur sort. Dans une troisième image intitulée Les, Honeybees, the Bosque, New Mexico, 200), les mains d’un homme sont entièrement recouvertes d’abeilles, imitant une paire de gants du purgatoire. Il est incroyablement calme, immobile. L’image évoque celle de Richard Avedon d’un homme pareillement couvert d’abeilles.
Agnès Varda, réalisatrice dont le travail a été au cœur même de la Nouvelle Vague française, a dit un jour que « les mains sont l’outil du peintre, de l’artiste ». Bien que les photographies de Bare Handed semblent polies, il semble clair que l’appareil photo et les mains de Holly Lynton ont fusionné en un seul et même outil dans la poursuite de ce projet. Pendant treize ans, elle a sillonné l’Amérique. À la recherche d’une pureté liée à la terre et aux moments fugaces qui règnent dans les ranchs et les fermes du Massachusetts au Nouveau Mexique, du Montana à la Caroline du Sud.
« Les événements qui me conduisent aux endroits que je photographie ressemblent souvent à un ensemble de coïncidences, même si la plupart des personnes que je photographie me diraient qu’il n’y a rien de tel. Les gens me demandent souvent : “Qu’est-ce qui vous a amené ici ?” Parfois, je finis par trouver un endroit grâce à mes propres recherches ou à une recommandation de bouche à oreille. Mais souvent, un simple moment spontané ou une décision apparemment arbitraire peut modifier mon travail pendant de nombreuses années ».
Certaines photographies de Bare Handed racontent des histoires tranquilles sur la persistance et le passage inexorable du temps. D’autres racontent des histoires plus bruyantes – d’insectes bourdonnants ou de mouettes poussant leur cri d’alarme ; les images se soutiennent pourtant mutuellement grâce à la conception du livre.
Dans un ouvrage de photographies, il est difficile d’éviter les répétitions, que ce soit par la similitude d’une photographie sur une page, ou par un face-à-face d’images à la construction correspondante. Pourtant, en limitant le séquençage du livre de Holly Lynton, l’ouvrage livre au mieux ses secrets. Il s’appuie sur des indices visuels où les mains deviennent des branches et les cordes des bras dans une fusion ineffable de l’homme et de la matière.
Comme l’indique Margaret Bauer, conceptrice du livre : « Holly a été intimement impliquée dans tous les aspects de la conception du livre – de l’ordre des images au toucher du papier sur lequel il est imprimé. La collaboration a été intense et engageante, tout comme ses photographies intrigantes et séduisantes ».
Une photographie de qualité implique souvent une dose de patience. Dans le travail de Holly Lynton, il est évident, dès le premier regard, que son approche est mesurée, intelligente et pleine d’attente, tandis que le monde tourbillonne autour d’elle. Les mains détiennent la clé de la documentation d’une certaine intemporalité dans notre monde, un enregistrement des méthodes et des métiers longtemps associés aux cultures agraires, qui se lèvent tôt pour travailler la terre et se couchent tard avec la satisfaction d’une dure journée de labeur.
Bare Handed, par Holly Lynton, publié aux éditions L’artiere, 136 pages, 150,00 €.