Le photographe français Adrien Boyer est un homme qui regarde le monde différemment. Alors que chacun peut voir dans un bout de ville, un bout de paysage, une multitude d’éléments, ou de sujets photographiques, qui ont une signification pour notre existence, parce qu’ils nous servent à quelque chose (comme un panneau de circulation, une porte, ou un champs de céréales), lui préfère centrer son cadrage sur le néant. Un regard affectueux, proche de celui du peintre, qui dévoile les modifications humaines sur son environnement, tout en pointant ses beautés invisibles et les mystères de ses géométries. C’est une vision qui peut paraître complexe, voire intellectualisante, mais qui nous apprend à prendre le temps d’observer nos villes et nos campagnes. Des lieux qui fascinent Adrien Boyer, un artiste à la fois idéaliste et éclairé, qui parle en toute franchise d’une photographie pas comme les autres.
Il existe dans votre travail des références au célèbre photographe italien Luigi Ghirri. L’utilisation du hors-champ, l’absence de réel sujet, vous aimez couper les matières. Quelle est votre approche de la photographie?
Il n’y aurait, pour moi, pas de sens de faire une photo de quelque chose. Je fais une photo de quelque chose qui n’existe pas et du coup, qui va créer autre chose. C’est là où la photographie devient vraiment créatrice, devient un art, fait exister cette chose qui n’existait pas. Mon regard est là pour unir des choses qui n’ont aucun sens. Le regard est le liant, le regard est le lien, le regard fait émerger une nouvelle réalité. C’est en ce sens que la photographie est un art à part entière. Elle est l’art qui permet le contact le plus direct avec le réel. La photo, c’est un peu comme la pensée: plus tu connais de mots, plus tu es capable d’imaginer des choses. Plus tu fais attention à ce que tu regardes, plus tu fais attention à la moindre nuance, plus le monde te semble intéressant. Je fuis tout ce qui est de l’ordre du remarquable. C’est la photographie qui doit rendre quelque chose remarquable. Autrement, la photographie n’est que descriptive, n’est là que pour raconter quelque chose qui lui préexiste et qui lui survivra. Mais non, c’est quand la photographie fait émerger quelque chose de nouveau qu’elle révèle l’éternelle nouveauté du monde. J’essaye d’avoir une photographie qui va frapper les gens sous le filtre, sous la ceinture de la rationalité. Dans la rue, à un carrefour, tout le monde se dit: tiens un passage piéton, qui me permet de traverser, c’est l’utilité de ces lignes. Moi j’essaye de voir juste une succession bizarroïde de lignes blanches de la même taille. Quand tu vois un triangle barré par un trait. Tu ne te dis pas: tiens, c’est une forme étonnante. Tu te dis: c’est la lettre A. Car tu as connaissance de ce signe. Ton savoir t’empêchent de voir cette forme pour ce qu’elle est. Plus tu crois connaître quelque chose, moins tu le vois.
Vous semblez être quelqu’un qui prend le temps de voir, qui s’impose une certaine lenteur….
C’est tout mon travail, en réalité. Savoir prendre ce temps. Je ne suis pas du tout un chasseur d’images. Je ne cherche pas le moment décisif, je n’appartiens pas à cette école de la photographie. Le moment décisif, c’est le moment où je suis bien, c’est-à-dire où je trouve ma place dans ce monde. Mon travail, c’est de me mettre dans un état de perception, une disposition d’esprit qui me permet d’avoir un juste rapport avec ce qui m’entoure. Je ne suis pas du tout spectateur. Je suis partie prenante de ma photographie. C’est quand j’ai ma juste place, c’est quand tout se tient, et grâce à mon regard, que là, la photographie peut être prise. On a le temps de commencer à vraiment voir le monde, et d’échapper à une lecture encore une fois matérialiste et utilitariste dans laquelle notre monde nous enferme. On ne voit pas les choses pour ce qu’elles sont. Encore une fois, on les voit pour ce à quoi elles vont nous servir.
Dans la nature, comme ici dans le Perche, prendre le temps est assez facile. On se promène, c’est un cadre agréable. Mais vous avez aussi travaillé en ville. Comment arrivez-vous à avoir la même lenteur à Paris, New York ou Tokyo?
Tout mon travail, c’est de m’extraire du monde, de m’extraire de moi même, et de finir par oublier ce que je suis en train de voir. C’est pour ça que cette exposition s’appelle « Oublier le ciel ». J’aimerais qu’on dise de moi que je suis un photographe sensible, comme on peut dire d’Albert Camus, par exemple, qu’il est un penseur sensible. Toute la pensée de Camus vient d’un rapport sensible au monde. Ma photographie émane de ce rapport sensible. C’est un rapport de subjectivité pleinement assumé.
Avant d’être photographe, vous étiez banquier. Qu’est ce qui vous a fait changer de voie?
J’avais l’impression de marcher à côté de mes pompes, et c’est vrai, de m’enrichir matériellement. À mesure que je m’appauvrissais humainement, que je me desséchais. Je me desséchais en tant qu’être humain. A un moment donné, ce n’était plus tenable. Heureusement, la crise des subprimes est arrivée. Je me suis fait virer.
Où habitiez-vous?
Entre Paris et Londres. J’ai dit à ma femme: « Écoute, je ne suis pas heureux, je vais faire autre chose ». A l’époque, je ne savais pas quoi. Je ne suis pas photographe de formation. La photographie en tant que telle ne m’intéressait pas. C’est juste, qu’avec un appareil photo, il m’a été donné d’exprimer ce que je suis. Je me suis dit: c’est avec ça que je vais écrire ce que j’ai envie de dire.
C’est un sujet parfois tabou en France: avoir un sens du business tout en étant photographe, tout en ayant un vrai regard artistique. Votre passé de banquier vous aide-t-il à mener votre carrière de photographe?
La réponse est oui. Je ne regrette pas du tout les études de commerce que j’ai faites, parce que ça me permet de comprendre la logique financière dans laquelle j’évolue, dans laquelle se trouvent mes interlocuteurs. Que ce soit ma galerie, que ce soit les festivals, comme celui du Champ des impossibles, que ce soit aujourd’hui le Parc naturel régional du Perche. Tous ces acteurs s’inscrivent dans un écosystème économique que je comprends grâce à mes études. C’est un outil que j’utilise tous les jours et qui m’est très utile. Après, c’est un outil, la finalité pour moi, ce sont mes photos.
Festival Le champ des impossibles. Jusqu’au 12 juin 2022, Parc Naturel Régional du Perche.
A lire aussi: Rencontre Adrien Boyer – Selma Bella Zarhloul, Oublier le ciel, Collection Les Carnets, Filigrane Éditions, 2022, 64 pages, 10€.