Une branche chargée de fleurs roses se détache sur un ciel d’azur où flotte un morceau de lune, apparition poétique et presque surréaliste. Enserrés par de drus feuillages, des rameaux dardent leurs extrémités dépouillées : ultime résistance de l’hiver ou inexorable victoire du temps… Les clichés d’Albarran Cabrera ont des airs d’éternité peinte des couleurs chaudes de la nostalgie. « Things Come Slowly », à la galerie Esther Woerdehoff de Genève, en Suisse, présente une trentaine de tirages issus de différentes séries. À voir le mont Fuji et les contorsions délicates des arbres, on s’imagine au Japon. Angel Albarran et Anna Cabrera sont pourtant loin de ne s’intéresser qu’au pays du Soleil-Levant. « C’est vrai que beaucoup de nos images sont réalisées là-bas, nous y allions tous les ans avant la pandémie. Mais il y a aussi des photos de France, d’Italie, d’Espagne… Les noms de nos séries montrent bien que c’est l’Asie en général qui nous attire. “The Mouth of Krishna” fait référence à la mythologie indienne par exemple », confient les deux autodidactes depuis l’atelier où ils officient de conserve à Barcelone.
Le duo « a d’abord construit sa réputation […] grâce à la technique du tirage pigmentaire sur papier japonais gampi et feuille d’or. Tirages argentiques, procédés anciens tels que le cyanotype et le platine-palladium, virages à l’or fin, ajouts de mica et de pigments précieux : ce slow work s’est progressivement enrichi au contact d’expérimentations sans cesse renouvelées », écrit Elisa Bernard en préambule de l’exposition. Cette multiplication des techniques « c’est notre façon d’étendre notre syntaxe pour pouvoir exprimer le plus de choses possible avec cette technique limitée qu’est la photo », expliquent les intéressés. Et l’or ? C’est là le secret des couleurs si particulières de leurs tirages.
Le papier gampi, d’une grande finesse, vient se superposer à une surface recouverte de feuilles d’or. Rien de clinquant donc dans leurs images, mais une richesse de tonalités, une profondeur des teintes. « Au Japon, dans les musées, on trouve des œuvres classiques, des panneaux de soie dorée peinte. Les couleurs sont alors très chromatiques parce que l’or brille à travers la peinture. En même temps, la finition n’est pas brillante. C’est subtil mais avec beaucoup de couleurs et une chromaticité particulière », détaillent les artistes. Et d’évoquer également l’art byzantin et les icônes russes où, pendant des siècles, l’or, là très visible, se révélait dans toute sa splendeur à la lueur des flammes, créant l’illusion de la vie et du mouvement.
Dans cette exposition genevoise, inutile de chercher des silhouettes humaines. La nature règne en maître. « Quand nous voulons transmettre nos idées, ce que nous avons appris ou lu, il faut forcément que la photo montre quelque chose. Il arrive qu’il y ait des gens dans certaines séries, mais quand on veut expliquer quelque chose d’abstrait, un sentiment, la meilleure façon de le faire, c’est à travers la nature. Car c’est commun à tous. Bien sûr, chacun la percevra différemment mais cela reste la façon la plus universelle d’exprimer ce que nous voulons », expliquent Angel Albarran et Anna Cabrera.
La question de la perception de ce qui nous entoure joue un rôle majeur dans l’approche que le duo a développée depuis ses débuts, en 1996. « C’est notre vue d’Européens d’un monde oriental. Au Japon, ils ont une vision différente de la réalité, et le fait de parler la langue, d’apprendre leur culture, c’est comme si on avait accès à une nouvelle réalité et qu’on pouvait l’explorer. On a l’impression que la réalité est quelque chose de fixe mais en fait c’est quelque chose que l’on perçoit et donc que l’on interprète d’une certaine manière. Et cette interprétation est conditionnée par la culture. »
Sur la question de la nature, les deux artistes font également référence au naturaliste allemand Alexander von Humboldt (1769-1859) dans le texte qu’ils ont rédigé en vue de l’exposition : « Humboldt a été le premier à décrire la nature telle que nous la comprenons aujourd’hui en soulignant, entre autres, l’importance de comprendre l’interconnexion entre tous les organismes qui forment la “toile de la vie”. Ce n’est qu’en voyant cette interconnexion que l’on peut comprendre la structure de la nature. » Une réflexion à laquelle les clichés du duo invitent en douceur. Il suffit de se laisser aller à la contemplation méditative, de s’immerger dans ce travail d’orfèvre qui révèle la beauté de la nature.
« Things Come Slowly », exposition d’Albarran Cabrera, à la Galerie Esther Woerdehoff, Rue Marguerite-Dellenbach 3 à Genève (Suisse), jusqu’au 21 mai.