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Alisa Resnik, passagère de nuit

Avec On The Night That We Leave, son très beau livre édité par lamaindonne, la photographe d’origine russe, qui vit à Berlin, dévoile la nuit comme un intervalle mélodique vibrant de lumière. 

© Alisa Resnik

Certains livres résistent. Il faut les apprivoiser, leur faire comprendre qu’on ne peut pas tout comprendre – la répétition est voulue -, qu’il faut du temps avant de découvrir un univers ténébreux. Ainsi est le dernier-né d’Alisa Resnik, On The Night That We Leave, qui évoque la nuit, la nuit qui s’enfuit on ne sait où, probablement vers le jour. Par bonheur, Alisa Resnik est une femme, elle nous épargne ces beuveries nocturnes auxquelles nous ont habituées certains photographes misogynes nimbés d’impuissance esthétique. 

Donc, nous voici au cœur de la nuit à côté d’Alisa Resnik, née le 21 avril 1976 à Saint-Pétersbourg (ex-Leningrad) ; elle y a passé son enfance. Une enfance russe dont elle retient deux couleurs, « le bleu foncé et le vert foncé ; les escaliers, les camions, les toilettes, les salles de classe, les chambres d’hôpital, les cellules de prison… étaient peints avec ces deux couleurs. Qui étaient l’incarnation de l’inconnu et de la tristesse. » Elle se souvient aussi de l’école en hiver, au petit matin, la « neige sale et glissante, rares réverbères, trolleybus bondé, vitres embuées, les manteaux sont durs et mouillés ». Lors des vacances d’été, elle rejoint ses grands-parents à Odessa, ils habitent un immense appartement Kommunalka, et « un long couloir non éclairé menait à une grande cuisine avec ses six cuisinières pour huit familles et un évier, seule source d’eau froide »

© Alisa Resnik
© Alisa Resnik

De son enfance date son désir de la nuit, de ce qui a commencé « comme un caprice d’enfant et qui l’est peut-être resté. » Pourquoi la nuit ? « Tout semble plus plat pendant la journée », répond Alisa Resnik, citant le poète et essayiste Joseph Brodsky (1940-1996), lui aussi natif de Leningrad : « For darkness restores what light cannot repair/ Car l’obscurité restaure ce que la lumière ne peut réparer. » 

La lumière, justement, est essentielle dans On The Night That We Leave, même si elle n’est pas tout à fait le personnage principal. Elle ne doit pas dramatiser les ombres, ou, au contraire, illuminer la scène tel un arbre de Noël en surchauffe. Entre « réminiscence et répulsion », la lumière est « de bon augure et prometteuse. » Ce qui donne une atmosphère très picturale, et aussi onirique, comme si la photographe avait ajouté à chaque reproduction quelque chose d’intime, une touche mélancolique, un ruban de soie jaune, pourquoi pas une mélodie… La lumière est messagère, comme la musique, et sans que l’on sache très bien pourquoi, chaque image paraît sous-tendue par la musique.

© Alisa Resnik

Aucune légende, les lieux du crépuscule ne sont pas identifiés, Alisa Resnik n’a pas cherché à décrire un lieu, mais « un certain sentiment ». Elle a eu envie de « créer un nouveau lieu, imaginaire et familier », somme de tous ceux qui ont compté pour elle. Saint-Pétersbourg, si belle, malgré « le froid qui s’insinue dans vos os ». Odessa, son front de mer et ses marins du cuirassé Potemkine. Berlin, où elle est arrivée en 1990, elle avait 14 ans : « L’Allemagne a ouvert ses portes aux juifs russes et mes parents ont décidé de chercher une vie meilleure à l’Ouest. Ils ne l’ont pas trouvée et sont rentrés, je suis restée car j’avais déjà fait tant d’efforts pour m’assimiler. » 

Et ceux qui apparaissent sur les photos, qui sont-ils ? Sa mère. Des amis. Des connaissances. Des rencontres passagères. « La plupart du temps, dit-elle, je parle aux gens sans les photographier ». Parce qu’elle reste au seuil des personnes et des lieux, comme en attente d’être invitée, on ne sent pas d’intrusion dans son livre. Pas de porte forcée, de visages écrasés sous les néons, de corps défoncés. Pour autant, Alisa Resnik ne dévoile pas une nuit collet monté. Ses nuits fragiles et mystérieuses lui ressemblent, elles échappent à la facilité. Elle n’a jamais eu l’intention de devenir photographe, elle s’est « glissée dans la photographie », comme par mégarde. « Je me suis rendue compte que c’était bien plus que conserver des souvenirs. Le fait d’avoir un appareil-photo avec moi influençait le cours de mes propres collisions avec le monde. Je pouvais également communiquer par le biais de photographies, bien mieux que par des mots. »

© Alisa Resnik
© Alisa Resnik

Un dernier mot sur le titre de son livre. « Il pourrait s’agir d’une nuit où l’on fait ses bagages, où l’on dit au revoir à quelqu’un ou peut-être qu’il n’y a personne et que l’on ferme simplement la porte d’un appartement vide. (…) Mais je pense que l’accent est davantage mis sur le ‘départ’ que sur la nuit ; le départ, le manque, peut-être la résignation ou la capitulation, peut-être le passage à autre chose. »

Par Brigitte Ollier

Brigitte Ollier est une journaliste basée à Paris. Elle a travaillé durant plus de 30 ans au journal Libération, où elle a contribué à la renommée de la rubrique « Photographie », et elle a écrit plusieurs livres sur quelques photographes mémorables.

On The Night That We Leaved’Alisa Resnik, éditions lamaindonne, 152 pp., 35 €.

Le site d’Alisa Resnik.

Le site de l’éditeur.

Pour en savoir plus sur Joseph Brodsky, Prix Nobel de littérature en 87, et sa bibliothèque-musée à Saint-Pétersbourg, là où il a vécu, sur Liteiny Prospekt, de 1955 à 1972 : https://brodsky.online (utiliser Google traduction).

© Alisa Resnik

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