Il y a toujours eu chez Allan Porter ce sourire ardent qui dissipe les inquiétudes et convie au positivisme. Un regard de sage en forme d’invitation à la mémoire, dans lequel on peut entrevoir l’amour de la vie et son expression en photographie. Une vie à porter attention aux autres, à les coacher et les mener aux sommets.
Dans son appartement niché près de la Reuss, une rivière qui se jette dans le lac des Quatre-Cantons à Lucerne, il apparaissait en 2013, barbe blanche, pantalon retroussé et fine queue de cheval. Cet après-midi là, hivernal par la température extérieure, estival par le chauffage électrique, il était question de déjeuner. Un repas à l’heure française, 14 h. Les bouteilles de vin, les rillettes et les fromages étaient de sortie, apportées par son vieil ami Jean-Jacques Naudet, entremetteur d’exception. Un lunch entre deux fils adoptifs, l’un de l’Europe, l’autre de l’Amérique, deux continents aux cultures qui à la fois s’opposent et se vouent une passion éternelle. Il était surtout question de souvenirs communs : les rencontres avec les photographes, ceux qu’ils ont eus, ceux qu’ils ont ratés, et puis ces anecdotes dont les plus jeunes ne peuvent pas prendre toute la mesure, parce que nés plus tard.
Ancien rédacteur en chef de Camera de 1965 à 1981, Allan Porter, décédé le 2 octobre 2022 à l’âge de 88 ans, était l’un des plus importants traits d’union entre photographie et public, et une figure de son époque. Planqué depuis les années 1960 dans cette petite bourgade suisse allemande, d’où il chapeautait sa revue, il avait été complètement oublié du milieu photo depuis 30 ans. Tout juste avait-il été ressuscité dans une exposition célébrant les 50 ans des Rencontres d’Arles en 2021, à travers une image extraordinaire prise à la piscine du mythique Hôtel du Forum.
Pourtant, durant sa direction, le magazine Camera, cahier référence en photographie depuis sa création en 1922, avait connu une ère sans précédent. Un temps de révolutions successives, entre âge d’or du documentaire, avènement de la couleur, expérimentations abstraites et jeux minimalistes. Un temps où la photographie amorçait son virage vers la reconnaissance artistique.
Certains parlent de son époque comme d’un règne sur la photographie, tant ses « découvertes » se sont avérées judicieuses. Citons les plus importantes : Josef Koudelka, Ralph Gibson, Duane Michals, Sarah Moon, Eikoh Hosoe, Bernard Plossu, David Goldblatt ou encore Leslie Krims. Grâce à leur publication dans la revue suisse, éditée en anglais, français et allemand, leurs photographies se sont ancrées dans les mémoires non plus comme de simples illustrations mais comme des œuvres à part entière. Comme élevées au rang de la noblesse. « Tous ces photographes se souviennent de moi. », livrait-il, « Mais ils ne me mentionnent pas. Ils parlent plutôt de la genèse de leur œuvre, de leur ascension à la première personne. On peut comparer cette relation avec celle d’un psychanalyste et de son patient : nous, les éditeurs et journalistes, en savons trop sur eux. Ils veulent rapidement oublier cette figure du père. »
Outre la reconnaissance de travaux modernes, Allan Porter s’est employé dans Camera à revisiter un passé méconnu par ses contemporains. Naîtront alors une série de numéros significatifs. Consécration pour Alfred Stieglitz et la revue Camera Work, qui a tant fait pour le médium au début du siècle passé (Camera de décembre 1969). Inventaire des débuts du photojournalisme (octobre 1976). Tableau du pictorialisme (décembre 1970). Un numéro sur la documentation photographique de l’histoire américaine du XIXe siècle (décembre 1976) puis un autre intitulé « Un siècle de photographie américaine, 1840-1940 » (juin 1978). En décembre 1972, pour les cinquante ans de Camera, c’est une édition spéciale qui voit le jour, dans laquelle est revisitée l’histoire de la photographie au travers d’une conversation entre textes et images – une seule par photographe. S’y insèrent Joseph Nicéphore Niépce, William Henry Fox Talbot, David Octavius Hill, Lewis W. Hine, Anne W. Brigman et ainsi de suite jusqu’aux contemporains Robert Frank, Richard Avedon et Diane Arbus.
À le croire, sans sa contribution, certaines de ces personnes ne figureraient pas aujourd’hui dans les livres. « Mon idée était d’embrasser ce qui a pu être oublié par les historiens. Un certain nombre de photographes ne me paraissaient pas assez reconnus, Josef Sudek par exemple. À l’époque, certains m’ont beaucoup aidé à établir la photographie française ou allemande pré-guerre mondiale. Parmi eux Fritz Gruber, le cofondateur de Photokina, le collectionneur André Jammes, le photographe Marc Riboud et bien sûr l’historien Beaumont Newhall, dont la connaissance m’a toujours très impressionné. »
Allan Porter, qui en 2013 paraissait un peu solitaire, en regard sur le monde seulement via son ordinateur et les technologies modernes, a eu un certain nombre d’amis photographiques. De Franck Zachary, son mentor chez Holiday, un magazine de voyage méconnu mais qui comptait comme contributeurs Truman Capote ou Bruce Davidson, à Marvel Israel ou Alexey Brodovitch, l’un de ses premiers contacts dans le monde de la photographie qui lui offrit dans les années 1950 une série de rendez-vous amorçant sa carrière. « Ils m’ont tout appris. À l’époque, même les écrivains respectaient les choix des directeurs artistiques, c’était une profession qui avait du poids. Quand je suis entré chez Holiday en tant qu’éditeur, j’ai connu mes premières libertés. »
Et puis il y a ces moments particuliers avec les photographes : Ansel Adams, Imogen Cunningham, Edward Weston ou Bill Brandt. En preneur d’image sans prétention, il leur tirera le portrait, le monde à l’envers, l’éditeur qui admire son employé, une lutte des classes de la photographie. En 1971, il rend visite à Diane Arbus, un mois avant sa disparition, chez elle, dans le quartier new-yorkais de Greenwich Village. En 1973, c’est Henri Cartier-Bresson qui s’offre à lui dans les bureaux de Camera, un tantinet contrarié depuis le départ de Romeo Martinez, le précédent rédacteur en chef, dont la bibliothèque de la Maison Européenne de la Photographie à Paris porte le nom. Des débuts un peu difficiles, une longue amitié en définitive, comme si les barrières humaines ne faisaient pas le poids face à la passion pour la photographie.
Le photographe américain Ralph Gibson décrit ainsi l’œuvre d’Allan Porter : « Parler d’Allan Porter revient à retracer l’évolution de la photographie contemporaine sur les 50 dernières années. On peut affirmer qu’Allan y a contribué de façon tout à fait déterminante pour l’époque. En effet, au moment où il commença à éditer Camera, une nouvelle génération de photographes était en train d’émerger, et Allan fut peut-être le premier à en prendre conscience. Il avait compris qu’avec la Seconde Guerre mondiale, l’Europe avait perdu l’équivalent d’une génération entière d’évolution photographique. Après les grands maîtres des années 1920 et 1930, et ceux du début des années 1940, il aura fallu attendre le milieu des années 1970 pour qu’un renouveau intervienne dans la photographie européenne. Quant aux photographes comme moi, qui étions encore adolescents ou tout jeunes adultes, nous poursuivions l’exploration des possibilités du medium. »
Camera fut un magazine légendaire. Allan Porter, lui, un passeur d’images prolifique, un grand découvreur de photographes, comme en témoigne encore l’intérêt de divers acteurs du milieu, existant la plupart du temps sous silence. Pour y être publié, il fallait sauter avec lui dans la piscine d’Arles. Tout simplement.