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Anastasia Taylor-Lind : « La situation en Ukraine a beaucoup changé »

La photojournaliste Anastasia Taylor-Lind sillonne l’Ukraine depuis plus de dix ans et dresse le portrait d’un pays et d’une population dont le quotidien est rythmé par la guerre. Son travail, réalisé avec son amie la journaliste ukrainienne Alisa Sopova, « Ukraine : Photographs from the Frontline », est exposé au Mémorial de Verdun, offrant un échos parfois troublant avec les images de 14-18. Son projet « À 5 km du front » est également présenté au festival Visa pour l’image de Perpignan. Elle raconte pour Blind son expérience du front et sa vision du métier. 

Journaliste indépendante, contributrice pour les magazines National Geographic ou The New Yorker, Anastasia Taylor-Lind a fait le pari du temps long. Accompagnée de la journaliste et chercheuse ukrainienne Alisa Sopova, elle tente depuis 2014 de suivre les populations civiles ukrainiennes, de raconter l’histoire à travers leurs yeux, loin du rythme effréné de l’information en continu, du « breaking news » qu’elle tente de fuir. 

Ces portraits et témoignages d’une grande dignité exposés au Mémorial de Verdun racontent par l’image et les mots l’histoire dans toutes ses nuances. Anastasia Taylor-Lind réalise ses reportages à l’aide d’un appareil photo argentique Hasselblad moyen format. L’appareil, exposé à Verdun, l’a accompagné en Ukraine de 2014 à 2023. Le 27 juin 2023, son mécanisme a été soufflé par l’explosion d’un missile russe tombé sur un restaurant de la ville de Kramatorsk où elle se trouvait. Le bombardement fera 13 morts et 61 blessés, dont la photojournaliste.

Manifestations antigouvernementales, Kiev, février 2014. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War Museums
Manifestations antigouvernementales, Kiev, février 2014. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War Museums

Que ressentez-vous lorsque vous voyez vos photos exposées dans le lieu si symbolique du Mémorial de Verdun ?

Alisa Sopova et moi avons été très émue dès notre arrivée ici. Traverser le village détruit de Fleury-devant-Douaumont nous rappelle les images de tous ces villages ukrainiens rasés. Montrer mes photos d’Ukraine ici est très émouvant. Lorsque vous regardez une photo dans un journal ou dans un magazine, vous pouvez être chez vous, dans le métro ou faire défiler ces images sur votre portable. Mais les voir ici, au cœur du Mémorial, face au champ de bataille, où 300 000 soldats sont morts en 300 jours, de savoir que nous sommes entourés de cimetières, de voir le village détruit, c’est une expérience assez différente et beaucoup plus intense.

« J’avais juste l’impression d’être la pire des personnes avec les gens. Se présenter, posez quelques questions, prendre quelques photos, puis partir aussi vite qu’on est venu. »

Pour ce travail vous avez fait le choix du «slowjournalisme», pourquoi ce choix ?

Je suis photojournaliste indépendante, je suis donc libre de faire des reportages de la manière qui me convient le mieux. Alisa Sopova et moi avons toutes les deux l’expérience du travail pour la news, des déplacements avec des groupes de journalistes, d’être accompagnées de conseiller en sécurité, d’un traducteur, d’un chauffeur, d’un autre journaliste, parfois même d’une équipe vidéo avec l’obligation de nous déplacer très rapidement, de ne pas rester longtemps au même endroit pour raisons de sécurité… Cette façon de travailler me mettait mal à l’aise.

Départ pour un point de contrôle, Donbass, 2019. © Anastasia Taylor-Lind
Départ pour un point de contrôle, Donbass, 2019. © Anastasia Taylor-Lind
Soldats ukrainiens, Donbass, juin 2022. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War
Soldats ukrainiens, Donbass, juin 2022. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War Museums

Ressentiez-vous de la frustration ?

J’avais juste l’impression d’être la pire des personnes avec les gens. Se présenter, posez quelques questions, prendre quelques photos, puis partir aussi vite qu’on est venu. Cette façon de travailler ne me convenait pas. Bien sûr, je n’ai pas toujours le temps de parler à tout le monde et de revenir plusieurs fois les voir. Ce n’est pas toujours le cas. Mais lorsque je suis libre de travailler comme je l’entends, j’aime pouvoir penser en termes d’années et de décennies plutôt qu’en termes de jours, de semaines ou de mois. Mais aujourd’hui, la situation en Ukraine a beaucoup changé. Nous devons parfois travailler un peu plus vite. Il n’est plus possible de retourner dans les villes où nous avions travaillé. Je garde encore l’espoir que cela sera de nouveau possible.

« Le fait de ne pas voir l’image tout de suite, de la redécouvrir six semaines voire huit semaines plus tard permet de ralentir le processus créatif et éditorial »

Vous tenez tout particulièrement à ne pas tomber dans les « clichés » des reportages de guerre, comment les éviter ?

Le fait qu’Alisa Sopova soit originaire d’Ukraine aide beaucoup. Elle a travaillé pendant des années comme journaliste locale pour un journal du Donbass. Et elle est toujours attentive au fait que nous devons nous assurer que les personnes que nous photographions se reconnaissent dans les photographies. Nous ne pensons donc pas seulement à ce que dégagent les images de l’extérieur, mais aussi à ce qu’elles disent des personnes dans leur for intérieur.

Sœurs Lyudmyla et Nelya Tkachenko, Pologne, mars 2022. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War Museums
Sœurs Lyudmyla et Nelya Tkachenko, Pologne, mars 2022. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War Museums

Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser un appareil argentique Hasselblad ?

J’aime rendre les choses difficiles ! Plus sérieusement, j’aime cette façon de travailler, et ce n’est pas seulement parce qu’elle nécessite de prendre son temps entre le calcule de la luminosité, la mise au point, le déclenchement… Au-delà de ça, le fait de ne pas voir l’image tout de suite, de la redécouvrir six semaines voire huit semaines plus tard permet de ralentir le processus créatif et éditorial.

Pour le photojournalisme et pour le témoignage, n’est-ce pas justement le plus grand danger, celui de ne pas avoir assez le temps ?

Étant anthropologue, et pas seulement écrivaine, Alisa Sopova m’a appris à travailler avec ce que l’on appelle l’observation participative. Si vous demander à un ukrainien s’il soutient l’Ukraine, évidemment qu’il vous répondra par l’affirmative, sans nuances. Mais si vous passez plusieurs jours avec lui et sa famille dans son jardin, à la maison, sans poser de questions, en écoutant simplement les histoires qu’ils vous racontent, alors la compréhension du contexte devient complètement différente.

« Ukraine : Photographs from the Frontline » est exposé au Mémorial de Verdun, jusqu’au 30 novembre 2024.

« À 5 km du front » : Exposition présentée au festival Visa pour l’image de Perpignan du 31 août au 15 septembre 2024.

Vivre au milieu du conflit, Donbass, 2018. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War Museums
Vivre au milieu du conflit, Donbass, 2018. © Anastasia Taylor-Lind / Imperial War Museums

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