Je me souviens encore de la première fois où j’ai vu le travail d’Anders Petersen. C’était au Fotografiska museum de New York, l’année dernière. Ses images du café Lehmitz, prises dans les années 1960 à Hambourg, en Allemagne, sont si vivantes qu’elles m’ont sauté au visage. Des marins, des travailleuses du sexe, des étrangers et des vagabonds les habitent. J’ai cru entendre leurs rires, boire une bière avec eux, dansé au rythme de leur musique.
J’ai été immergée dans ces photographies, qui expriment si bien une atmosphère. J’ai joué au flipper, je me suis allongée sur une banquette, j’ai entendu siffler les harmonicas, les aboiements des chiens, le craquement du cuir d’une veste patinée, le son d’un verre de shot posé sur le comptoir, le crépitement d’un briquet.
Sans doute ne suis-je pas la seule à avoir ressenti cela, depuis que ces images ont été prises dans les années 1960. Et bien d’autres le ressentiront, en découvrant la réédition de Café Lehmitz, ce travail remarquable, aux éditions Prestel.
« Anders Petersen a l’œil d’un poète »
Ces photographies du bar ont été prises entre 1968 et 1970, puis publiées sous forme de monographie en 1978. À cette époque, le livre Café Lehmitz est un livre photo de renommée internationale, sans compter que l’une de ces images a fait la couverture de l’album Rain Dogs de Tom Waits en 1985.
Pour l’anecdote, c’est l’artiste Tom Waits qui a écrit la préface de cette édition. « Anders Petersen a l’œil d’un poète », écrit-il. « Sinon, comment pourrait-on entendre, quand on regarde ses images, une clarinette d’occasion jouer Lili Marlene, ou sentir la saucisse fumée mêlée à l’odeur de tabac et de toilettes bouchées ? »
Petersen commence cette série à 23 ans, alors qu’il étudie la photographie dans sa Suède natale. Il travaille constamment pour payer ses frais de scolarité, assurer sa survie, ses déplacements en Allemagne pour aller photographier le bar, et quand il peut, il fait de l’auto-stop. Sa vie à cette époque, dit-il, n’était guère différente de la vie de ses modèles. « C’étaient des voleurs, des prostituées, des proxénètes. Des sans-abris. Et des vieux marins, bien sûr. Le bar était un lieu où ils pouvaient se retrouver entre amis, échapper à la solitude, passer un bon moment », raconte-il. « De leur point de vue, bien sûr ».
Le premier soir là-bas, se souvient Petersen, il les a écoutés raconter leurs souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, assis avec eux ; son appareil photo circulait de main en main, un couteau sortait parfois d’une poche, ou bien un pistolet, certains prenaient des drogues.
Prise de risques
Mais le Lehmitz et ses habitués continuent à fasciner Petersen. Alors il se fait des amis parmi les clients, et réalise sa première exposition au-dessus du bar – si quelqu’un se reconnaissait sur une photographie, il avait le droit de la garder -. La voix de Petersen se teinte de nostalgie lorsqu’il évoque ces gens, à présent. Nombre d’entre eux ne sont plus là, il le sait. « Le Café Lehmitz n’a pas eu une vie très longue », dit-il. Mais quelle vie.
« J’ai toujours été attiré par ce qui se passe derrière les murs. L’extérieur m’intéresse moins. Je veux savoir la manière dont les gens vivent, le type de relations qu’ils entretiennent », explique Petersen. « Je veux être proche d’eux. Je veux pouvoir les toucher. Vous voyez, sentir leur odeur. »
Cette proximité suppose que l’on se rende vulnérable – ce qui est, selon, Petersen, un élément essentiel du métier de photographe – . Réaliser de telles images suppose que l’on entre dans l’intimité de ses sujets. « Il faut être faible, assez faible pour s’ouvrir aux autres », décrit le photographe. « Il ne faut pas se cacher derrière son appareil et jouer les durs. Ça ne marche pas. Pas du tout. »
Dans les décennies qui ont suivi, Anders Petersen a dû apprendre à travailler cette distance, à être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, comme il le dit lui-même. Dans son travail, pourtant, il a toujours été soucieux de voir les choses de près.
« Je n’aime pas la photographie où l’on sent qu’il n’y a pas de risque. Où l’on ne peut pas sentir qu’il y a quelqu’un derrière l’objectif », considère-t-il. C’est cette vision qui l’a guidé, durant les décennies suivantes, dans ses séries sur une maison de retraite, une prison et un hôpital psychiatrique.
Mais le photographe souligne que ses images sont souvent mal interprétées. Il ne cherche pas à capter la marginalité. Avant tout, il veut entrer en relation avec les gens et les comprendre. « On ne voit pas toujours ce que j’ai voulu faire. On pense que je ne m’intéresse qu’à ceux qui sont en dehors des normes sociales. Ce n’est pas vrai, je cherche seulement à entrer en relation avec ce qu’ils sont, leur personnalité », détaille-t-il. « Ils appartiennent à la société. Je recherche quelque chose qui est au-delà de ça. »
Une même grande famille
Dans le même ordre d’idées, il faut noter que Petersen utilise principalement un Contax T3, qu’il appelle un appareil photo amateur. C’est un petit 35mm, qui lui permet de se rapprocher de ses sujets et l’y force (et c’est ce que nous ressentons, en tant que spectateurs).
«Quand on se promène ici et là, quand on voit des gens, on comprend de mieux en mieux que l’on appartient les uns aux autres. Peu importe d’où l’on vient. Peu importe que l’on vive à Stockholm, à New York ou à Tokyo », explique Anders Petersen. « Je fais des photos depuis, disons, 55 ans. Plus on pratique, plus on comprend que l’on appartient tous à la même famille. Les gens que l’on photographie, ce sont des frères et sœurs… Cela semble très romantique, mais c’est la réalité, au fond. »
C’est peut-être la raison pour laquelle le travail de Petersen continue à trouver un écho dans le monde entier. Dans la vie des habitués du café Lehmitz, nous ressentons un peu de la nôtre. Anders Petersen a ressenti la même chose, moins soucieux de la composition de ses images que de l’âme des personnes que capte son objectif. « Je ne me préoccupe pas vraiment de la forme, de la lumière », dit-il. « Je recherche le contact, la rencontre, la tendresse qui émane des gens. »
Café Lehmitz by Anders Petersen, Prestel Verlag, 2023, 29£99.