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Annie Leibovitz: « C’est dans les intervalles qu’on peut vraiment raconter une histoire »

Elle est l’une des portraitistes les plus emblématiques au monde, sacralisant sur cinq décennies les célébrités les plus puissantes de l’Amérique. Récipiendaire du Prix de la photographie-William Klein, décerné par l’Académie des beaux-arts, Annie Leibovitz fait l’objet d’une exposition à l’Institut de France, et sort parallèlement son tout premier ouvrage consacré entièrement à l’univers de la mode.
Portrait d’Annie Leibovitz © Annie Leibovitz

Parcourir les archives d’Annie Leibovitz, c’est toujours un réenchantement. Car il s’agit de revisiter l’histoire de la photographie américaine, de replonger dans la notion de portrait et de sonder sa conception si singulière, poétique et expressive. Fille d’une professeure de danse et d’un lieutenant-colonel dans l’US Air Force, cette native de Waterbury dans le Connecticut nous fait remonter le temps. Une carrière fulgurante amorcée à 21 ans alors qu’elle est encore étudiante, sous l’influence manifeste d’Henri Cartier-Bresson, Robert Frank et Richard Avedon. De ses débuts dans Rolling Stone (1970) à Vanity Fair (1983) et Vogue (1998), Anna-Lou dit Annie a ainsi su capter et révéler la personnalité de chacun de ses sujets, affinant ses mises en scène conceptuelles et théâtrales via une esthétique léchée, avec toujours une certaine authenticité. Photojournalisme, reportages intimes, figures politiques, de la contre-culture et du féminisme, stars de cinéma, de la musique et de la mode… Elle a bâti une œuvre photographique où se distinguent des clichés iconiques.

Aux beaux-arts de la vie

Prix de Photographie-William Klein, Annie Leibovitz – Académie des beaux-arts
© Juliette Agnel
Prix de Photographie-William Klein, Annie Leibovitz – Académie des beaux-arts
© Juliette Agnel

Annie Leibovitz, qui a vendu il y a quatre ans ses précieuses archives à la Fondation LUMA à Arles, s’est ainsi vu remettre cette année le Prix de Photographie-William Klein par l’Académie des beaux-arts. Cette récompense, dotée de 120 000 € et attribuée tous les deux ans, est décernée à « une photographe de toute nationalité et de tout âge pour l’ensemble de sa carrière et de son engagement en faveur de la photographie ». Elle est la deuxième lauréate après le photographe indien Raghu Rai. Dans ce cadre, une exposition lui est consacrée au Pavillon Comtesse de Caen au Palais de l’Institut de France, avec plus de 200 images présentées, couvrant sa carrière prolifique et protéiforme.

Comme de coutume chez Leibovitz, cette sélection, répartie en quatre salles, est regroupée en grilles et de manière quasi-chronologique : « J’ai voulu montrer la possibilité infinie et l’ampleur de ce qui constitue la photographie », explique-t-elle. On replonge ainsi dans ses tout premiers essais, en Israël, aux Philippines sur une base aérienne où officiait son père, ou au hasard de la vie quand elle cherchait son style, puisant ses inspirations chez ses « héros » de la photographie avec lesquels elle a étudié au San Francisco Art Institute : « Il y avait entre nous une saine émulation. Je suis devenue cette photojournaliste pour Rolling Stone grâce à tout ce que j’ai appris de Cartier-Bresson et de Frank. La photographie fait vraiment partie des beaux-arts. »

Esprit d’une époque

Vue de l’expo – Académie des beaux-arts © Juliette Agnel

John Lennon et Yoko Ono enlacés (pris quelques heures avant l’assassinat du chanteur), Rolling Stones en tournée, Demi Moore enceinte, Whoopi Goldberg dans un bain de lait, Richard Nixon quittant la Maison-Blanche en hélicoptère après sa démission… Ses photos iconiques sont presque toutes là, bien accrochées sur les murs noirs du Pavillon. Tel un souvenir nostalgique d’un temps révolu, les photos d’Annie Leibovitz témoignent avec véracité de cette seconde partie du XXe siècle. À commencer par le scandale du Watergate.

« À l’époque, la Maison-Blanche ne savait pas trop comment travailler avec Rolling Stone, mais ne pouvait pas faire l’impasse sur un magazine d’une telle importance », rappelle-t-elle « J’ai fait partie des derniers journalistes accrédités au moment de la démission de Nixon. Au milieu de tous ces photographes chevronnés, j’avais l’impression d’avoir un train de retard. Quand il a quitté le bâtiment, ils avaient tous pris leurs photos et étaient retournés à l’intérieur. Je suis restée derrière car je ne savais pas trop où aller et j’ai photographié ces soldats en train de remballer le tapis rouge. Ce cliché coïncide avec l’évolution du style photojournalistique, bien mieux représenté aujourd’hui. Car contrairement au passé, l’idée des unes de magazines et de journaux est de capter désormais tous ces moments intermédiaires, quand l’action est terminée. C’est dans ces intervalles qu’on peut vraiment raconter une histoire. »

La mort au filtre de la photographie

Ma photo vue de l’expo, Tess Gallagher, Syracuse, New York, 1980, Robert Penn Warren, Fairfield, Connecticut, 1980 © Annie Leibovitz

Dans ce torrent d’images, les stars se succèdent et se dénudent, les sentiments s’imposent et se distinguent. À l’exemple de Robert Penn Warren, torse nu, qu’elle a pris sur le vif dans sa demeure à Fairfield dans le Connecticut, placé sur le mur à côté de Tess Gallagher, « d’une humeur ludique » et « déguisée sur son cheval ».

« Life Magazine m’avait sollicité pour des photos sur des poètes », raconte la photographe. « Dans le portrait de ce grand monsieur, j’ai tenté de capter sa propre poésie. À l’époque, il parlait beaucoup de la mort. J’avais pris des photos standards, mais au moment de partir, je l’ai vu me regarder de sa fenêtre et j’ai eu le déclic. J’ai demandé à revenir. Dans sa chambre, à l’étage, tout était gris. J’ai installé l’éclairage, je me suis assise et j’ai commencé à le photographier. » Annie Leibovitz marque un temps, observe le cliché, puis reprend: « Quand on franchit un certain stade de l’existence, quand on a tant écrit sur la mort, comme ce poète, on atteint une certaine sérénité. Cet homme avait abandonné ses défenses et j’ai pu capturer un instant de cette sérénité. J’étais dans le moment, le flux. Cette photo est extrêmement crue car je voulais exprimer ce que je ressentais de sa paix intérieure. C’était un homme prêt à mourir. Il est d’ailleurs décédé quelques années plus tard. Je travaille souvent avec un format carré car il encadre le monde tel que je le vois. »

Jim Carroll and his parents, New York City, 1980
Laurie Anderson, New York City, 1982
Peter Brook, Paris, 1981
Sam Shepard, Santa Fe, New Mexico, 1984
© Annie Leibovitz

L’intime a toujours fait partie intégrante de son œuvre. C’est ce que montre la troisième salle, consacrée en partie à l’écrivaine et intellectuelle Susan Sontag, l’amour de sa vie, qui a eu un impact considérable sur son travail. « Dès que l’ai rencontrée, elle m’a rendue meilleure », affirme-t-elle posément. « Elle était très exigeante et je devais être à la hauteur de cette exigence. Nous avons vécu quinze années magnifiques. Elle aimait beaucoup sortir et était avide de culture. Elle n’arrivait pas à écrire quand elle était à New York et le fait d’avoir un appartement à Paris, non loin de là où je travaillais, fut ainsi commode. Elle est décédée à New York mais inhumée à Paris. »

Pour l’amour des artistes

Louise Bourgeois, New York City, 1997 © Annie Leibovitz

Le dernier espace de l’exposition à l’Académie des beaux-arts est une énième constellation de célébrités où se mêlent images en noir et blanc et en couleur. « J’aime beaucoup ce cliché et cette histoire », s’enthousiasme Annie Leibovitz sur Louise Bourgeois. « Elle habitait à Chelsea, à New York. Quand on travaille avec un sujet plus âgé, il veut être prêt pour son rendez-vous. Louise m’attendait. J’étais avec elle devant la maison pendant que mes assistants préparaient l’éclairage derrière. Je me suis rappelée une photo d’elle, jeune, les cheveux détachés. J’avais envie de reproduire cette image et la lumière qui filtrait par la fenêtre était magnifique. Je lui ai demandé de les lâcher et j’ai pris plusieurs photos. Lorsque mon assistant est venu me prévenir que tout était prêt, nous avions terminé. Je ne sais plus qui a formulé cette phrase, mais je me fais souvent la réflexion : un visage devient intéressant après 65 ans. »

En septembre 2018, pour Vogue, Annie Leibovitz photographie au naturel Karl Lagerfeld, le Kaiser de la mode, quelques mois avant son décès. Il est à son bureau, jonché d’une pléthore de magazines de mode, consulte des documents, tandis que son chat observe la photographe « C’est sans doute l’une des rares fois où il ne porte pas de lunettes (…) Je m’étais beaucoup documenté sur sa manière d’occuper ses journées, son rituel du matin, de se lever en chemise de nuit maculée de craie et de fusain, de déambuler dans son appartement. Je le voulais dans cet élément, au naturel. Il a accepté à une condition : que je vienne seule. Cela ne m’arrangeait pas. Avec l’expérience, on aime ses habitudes, son assistant pour l’éclairage. Quand je suis arrivée, j’ai découvert le fatras de cette pièce, ce fut le choc de ma vie. Des magazines, des papiers partout. J’ai été submergée par l’environnement qui a pris le contrôle de la séance. »

Au pays des merveilles

Vue de l’expo – Académie des beaux-arts © Juliette Agnel

De mode, il en est d’ailleurs question dans Wonderland, accompagnant parallèlement l’exposition. Des livres sur la production prolifique de cette conteuse de 72 ans ne manquent pas sur les étals. Mais cette nouvelle parution aux éditions Phaidon représente son tout premier ouvrage qui célèbre la mode et son imagerie via 350 clichés, dont plus de 30 inédits. Nicole Kidman, Serena Williams, Pina Bausch, Cate Blanchett, Kate Moss, Alexander McQueen, la reine Elisabeth II… les sommités se retrouvent ainsi encore, page après page. Le tout alimenté d’anecdotes et de secrets de coulisse. Le titre fait notamment écho à l’une de ses séries Alice in Wonderland où la mannequin russe Natalia Vodianova prend les traits de la jeune blonde mutine. On y retrouve aussi celle de l’actrice britannique Keira Knightley dans la peau de Dorothy au cœur d’une histoire inspirée du Magicien d’Oz. Ailleurs, entre politique et people, on découvre le profil sculptural de Michelle Obama et Melania Trump enceinte dans un bikini doré sur les escaliers d’un jet privé. Ou encore, plus loin, l’activiste Gloria Steinem avec Naomi Wadler, 12 ans, porte-parole des jeunes femmes afro-américaines victimes de la violence armée. La préface de ce coffee table book, signée par la papesse de la mode, Anna Wintour, remet ainsi en lumière une trajectoire foisonnante à travers laquelle Leibovitz, habitée par son art, a toujours cherché à raconter une histoire par l’image.

Par Nathalie Dassa

Nathalie Dassa est journaliste spécialisée en culture et rédactrice en Chef de CineChronicle.com.

Exposition d’Annie Leibovitz, lauréate du Prix de Photographie-William Klein. Du 29 octobre au 5 décembre 2021, Académie des beaux-arts, 23 quai de Conti, 75006 Paris.

Annie Leibovitz: Wonderland, éditions Phaidon, novembre 2021, 79,95 €.

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