Avec l’introduction du prêt à porter à la fin des années 1960, la mode cesse d’être le privilège de la haute couture, et une nouvelle génération apparaît, porteuse de l’éthique contre-culturelle de l’époque.
Durant trente ans, deux Portoricains queers, Antonio Lopez (1943-1987) et son associé Juan Ramos (1942-1995) seront à l’avant-garde de la photographie, de l’art, de la mode et de la culture pop, détruisant les archétypes blancs cis-hétérosexuels et créant un espace où des gens de tous les horizons trouvent leur place.
Les Antonio Girls – comme on appelle Pat Cleveland, Tina Chow, Grace Jones, Jessica Lange, Cathee Dahmen, ou encore Jerry Hall – révolutionnent le look de l’époque, tandis que le disco met les personnes queers de couleur au premier plan de la culture pop.
Mais Lopez et Ramos vont faire davantage. Tout au long de leur carrière, ils repousseront les limites du dessin, de la peinture, de la photographie, de la sculpture et du design de mode en intégrant, bien avant la lettre, une approche pansexuelle et multigenre de l’art.
Les deux artistes se rencontrent en 1962 au Fashion Institute of Technology et deviennent rapidement les illustrateurs les plus influents du moment. En cinq ans, ils s’imposent dans l’iconographie du Women’s Wear Daily et du New York Times sous la signature « ANTONIO », à une époque où l’illustration domine encore le langage visuel de l’industrie de la mode.
Mais leurs sensibilités sont beaucoup trop avant-gardistes pour le contexte conservateur où elles s’expriment : Lopez et Ramos se réfugient à Paris en 1969, où leur vision trouve sa place dans un environnement plus ouvert et inclusif.
Antonio : naissance d’un travail
Comme le Paris de Brassaï dans les années 1930, celui du début des années 1970 voit s’épanouir une sexualité qui transcende la notion de genre. « Quand Juan, Antonio et moi vivions à Paris, la culture drag était très populaire », rapporte l’artiste Paul Caranicas, responsable du Fonds Antonio Lopez, et qui a été le compagnon de Juan Ramos durant vingt-quatre ans.
« À cette époque, le Sept était un club incontournable. On y voyait de tout, des gays, des lesbiennes, des trans, etc. Antonio commençait alors à faire des prises de vue avec son Instamatic, et photographiait les drag queens dans toutes leurs incarnations. »
Les choses prennent de la vitesse avec la parution d’un numéro du magazine Interview de Warhol consacré à Paris. Lopez propose sa série « Café Society », relatant la scène sociale des boîtes de nuit, des salons de thé, et autres lieux où le demi-monde, dans ses vêtements emplumés, côtoie la jet set planifiant ses voyages à Paris à bord du Concorde.
« On nous a accordé un budget, et cela a décidé Antonio à travailler sur un projet qu’il n’avait pas encore eu le temps de réaliser », se souvient Caranicas. « Après l’avoir fini, on avait envie que cela continue. »
Ainsi est née une grande histoire d’amour – histoire qui est l’âme de l’exposition « Antonio: Kind of a Drag ». Rassemblant vingt-deux œuvres originales sur papier et vingt photographies réalisées avec un Kodak Instamatic, cette exposition explore l’intérêt d’Antonio Lopez et de Juan Ramos pour les drags, le genre et l’identité, sources d’inspiration de leur travail personnel, commercial et éditorial durant trente ans.
Nouvelles perspectives
A l’origine, c’est Juan Ramos qui photographie leur vie commune dans le New York des années 1960. « Avant de déménager à Carnegie Hall, ils avaient un appartement de deux étages sur la 13e rue et ils y organisaient des drag parties. Juan avait plusieurs appareils 35 mm, et il a enregistré toute leur vie à cette période, principalement en noir et blanc », rapporte Paul Caranicas.
Après le Kodak Instamatic de ses débuts, vers 1971, Antonio passe au Polaroid. « Cela lui a ouvert de nombreux horizons, en lui donnant la possibilité d’exprimer tout ce qu’il ressentait à propos des choses qu’il dessinait », dit Caranicas.
« La photographie lui permettait un enregistrement sériel d’une personne se déplaçant durant la prise de vue. Dans des magazines tels que GQ, on pouvait présenter trois photos sur une page de manière cinématique, accompagnées d’un dessin. »
L’album photo joue également un rôle central dans le développement de la pratique photographique de Lopez. Le schéma du canevas lui permet d’agencer neuf images sur une page, et il réalise des séquences de plus en plus travaillées, chacune constituant une œuvre à part entière.
L’une d’elles fait partie de la série « Café Society » qui représente, d’une manière très vivante, les artistes se produisant dans des clubs drag parisiens tels que L’Alcazar.
Antonio, c’est tout oser
En 1975, Antonio Lopez et Juan Ramos retournent à New York, alors en pleine crise. Mais avec l’effondrement de l’économie, la Ville qui ne dort jamais voit naître une nouvelle forme de liberté, une autre manière d’appréhender la culture de la rue et l’esprit des communautés. « Antonio était très ouvert et sociable », dit Paul Caranicas.
« Il aimait les gens et il aimait se promener dans les rues. Il avait cela dans le sang, ayant grandi dans le Bronx. Peut-être qu’il s’est un peu retenu de l’exprimer en tant qu’artiste, parce qu’on ne peut pas dire grand-chose dans les pages du New York Times, où tout est manipulé, modifié ou censuré par les rédacteurs en chef. »
Pour rester fidèles à eux-mêmes, Lopez et Ramos soumettent leurs dessins à la toute dernière minute, quand il est trop tard pour y apporter des modifications. Ils travaillent également pour des créateurs de mode tels que Norma Kamali, dont la vision est beaucoup plus proche de la leur.
Ne se souciant plus de respectabilité, ils intègrent leur vie personnelle à leur travail, donnant une touche résolument BDSM à leur illustration de la ligne de maillots de bain 1985 de Norma Kamali.
« La liberté des années 1980 a pris sa source dans les années 1970, qui ont défendu la cause des gays et des gens de couleur. Les magazines les plus conventionnels ont réalisé qu’ils devaient élargir leur vision, donc tout a explosé à ce moment-là », explique Caranicas.
« Cela a permis à Antonio, qui collaborait également avec des magazines de sexe gay tels que Blue Boy et des revues de divertissement comme After Dark, de faire entendre d’autres voix et de toucher un public qui a eu un impact sur la culture. »
Et si l’on considère l’ensemble de l’œuvre d’Antonio Lopez et de Juan Ramos, on peut voir aisément que la mode, la photographie et la culture pop contemporaines descendent en droite ligne de ce travail, dans leur approche du genre, de la sexualité et de l’ethnicité.
Antonio: Kind of a Drag est présentée jusqu’au 17 décembre 2022 à la galerie Daniel Cooney Fine Art à New York.