Dans le chapitre intitulé This is not the America I Grew Up In, (Ce n’est pas l’Amérique dans laquelle j’ai grandi), à la fin de son dernier livre, Course of the Empire, Ken Light écrit : « J’ai atteint ma majorité à la fin des années 1960, mais je me souviens du discours d’investiture du président John F. Kennedy en 1961. J’avais dix ans. “Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays”: cette phrase m’a inspiré, comme nombre de citoyens de ma génération. La conviction que nous pouvions rendre notre pays plus équitable m’a incité à consacrer ma carrière de photographe à documenter les personnes privées de leurs droits, et même si je savais que la lutte serait longue et difficile, j’attendais avec impatience les transformations. Je croyais en l’Amérique ».
Sa carrière débute alors que Light est encore au lycée à Long Island. Son meilleur ami Carl, un marginal aux cheveux longs, possède un appareil photo 35mm. C’est à ce moment-là qu’il commence à s’intéresser à la photographie. « Nous voulions faire des photos pour le journal de l’école, The Jet Gazette, mais le conseiller attendait de moi que je fasse quatre reportages avec une seule pellicule de 36 poses », raconte t-il. « Cela paraissait aussi ridicule qu’irréaliste, mais j’ai essayé et j’ai obtenu quelques bonnes images qui ont été publiées dans le journal. » Un déclic, assurément. « Avoir cet appareil photo autour du cou a marqué le début d’une quête créative qui allait durer toute une vie. Il se passait des choses passionnantes autour de moi tous les jours et je voulais être là et en marquer l’importance. Mais je ne comprenais pas encore comment être un observateur de ces moments ; et le journal du lycée semblait être une cause perdue. »
À l’université, il étudie la sociologie et les sciences politiques. « Il était logique de se rattacher à des études qui m’aidaient à comprendre en profondeur pourquoi notre pays se retrouvait dans un tel pétrin. C. Wright Mills, Herbert Marcuse et le livre de Michael Harrington, The Other America, étaient populaires et m’ont incité à en apprendre davantage sur le tissu social de l’Amérique », explique t-il.
Parallèlement à ses études, Ken Light photographie pour Liberation News Service (LNS), un service d’information clandestin anti-guerre de la Nouvelle Gauche. Ce service distribue des bulletins d’information et des photographies à plus de 600 journaux dans les années 1960, ce qui permet à son travail d’être largement diffusé aux États-Unis et dans le monde entier.
Au cours d’une carrière de plus de 50 années, Light a ainsi mis en pratique les engagements relatés dans son texte: la vie des ouvriers agricoles, la pauvreté des Noirs en milieu rural, les condamnés dans le couloir de la mort et l’héritage des mines de charbon. Quelques-uns de ses sujets.
Deux des livres récents de Light, What’s Going On ? 1969 – 1974 (Que se passe-t-il ? 1969-1974), publié en 2015, et Course of the Empire, avec des photos prises entre 2011 et 2021 et publié cette année par Steidl, ont un rapport plus direct entre eux. Bien qu’une décennie sépare les photographies figurant dans ces deux ouvrages, l’influence que la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont sur les événements des dix dernières années est indubitable. À bien des égards, les événements d’une période reflètent ceux de l’autre. En retour, la compréhension des premiers travaux et de l’histoire de Light contribuent à renforcer et à donner du poids au propos de Course of the Empire.
« J’en suis venu à considérer What’s Going On ? et Course of the Empire comme des points de repère», explique le photographe. « On a connu, lors de ces deux périodes des difficultés, des bouleversements politiques, et la laideur du gouvernement est devenue la norme. Nixon avait un programme secret qui espionnait les opposants politiques et ciblait les organisateurs pacifistes, il a inventé les ” FAKE NEWS ” pour discréditer la Nouvelle Gauche, et a créé des troubles au sein d’organisations telles que les Black Panthers, les Young Lords, AIM et d’autres mouvements politiques émergents de personnes de couleur. Beaucoup de leurs dirigeants ont été assassinés sans jugement. Nous sommes encore en train d’apprendre ce que l’entourage de Trump a fait, et qui est tout aussi ignoble d’après ce que je peux dire. Je pense que la situation est similaire. Les “Hardhats” qui ont attaqué les manifestants pacifistes en 1969 auraient sans doute été en première ligne le 6 janvier pour attaquer le Capitole. »
En 2011, dans le sillage de la grande récession, Ken Light repart à la rencontre de l’Amérique. Mais alors qu’il existait un espoir de changement à la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’époque documentée dans What’s Going On ?, quand Light se lance dans cette odyssée de 10 années pour observer à nouveau son pays, cet optimisme prudent a disparu. « La différence, je pense, est que l’inégalité des revenus a explosé et que le pouvoir de l’empire américain a commencé à vaciller à l’époque de mon livre Course of the Empire. Nous n’avions plus la hauteur morale ou le pouvoir d’intimidation politique qui existaient dans les années 1960, et l’humanité nous faisait défaut. C’était maintenant chacun pour soi. »
La situation observée à travers le pays le choque alors à bien des égards : l’écart de richesse, la pauvreté endémique, les centres urbains vidés de leur substance, l’épidémie d’opioïdes, les rues à l’abandon, le chômage, les sans-abris. « Les choses sont devenues très difficiles pour de nombreux Américains. Je crains que si le pays ne se réveille pas et ne s’attaque pas à des problèmes tels que les sans-abris, le changement climatique, l’insécurité alimentaire, l’éducation, les soins de santé, nous serons perdus. »
Tandis qu’il parcoure le pays, les gens se confient à lui quand ils comprenent que Light s’intéresse à eux. Tous ont alors le sentiment d’avoir été oubliés. « Les gens me demandaient souvent pourquoi je photographiais, et je leur disais que je faisais un livre sur ce qui se passait en Amérique à cette époque. Ils se sentaient souvent invisibles, mais quand je me pointais et que je manifestais un grand intérêt pour leurs vies et leurs récits, c’était juste comme s’ils s’ouvraient face caméra », raconte Ken Light. « J’ai parlé avec beaucoup de personnes que j’ai photographiées, et nombre de récits ne figurent pas dans le livre. À Détroit, j’ai eu de longues conversations avec des gens sur leurs luttes, tant sur le plan économique que sur celui de la drogue, beaucoup étaient sortis du brouillard de la dépendance. L’une des conversations les plus intenses fut avec une femme sans abri et en panne d’essence. Moment très difficile pour trouver cette femme et son petit ami, coincés le long de l’autoroute 5 en Californie à côté d’une station-service, vivant dans la voiture, bloqués depuis des jours. Il venait de perdre son emploi et elle avait des problèmes de santé mentale. Ils essayaient de vendre des objets près de la station-service, afin de récolter de l’argent pour retourner à Los Angeles. La première fois que je les ai vus, je me suis arrêté pour prendre de l’essence, alors qu’ils étaient en train de se disputer, et ce n’était clairement pas le bon moment pour tenter une intrusion dans leur monde. Le lendemain matin, je suis repassé par là et ils étaient toujours en rade. Je me suis présenté et j’ai passé du temps avec eux, écoutant leur histoire, les photographiant et essayant de capter leur désespoir. Oui, je leur ai donné de l’argent pour l’essence afin de les aider à s’en sortir. »
Dans les dernières lignes du livre, Light écrit : « Il y a dix ans, mon projet était parti du principe que l’Amérique était en train de vaciller. « Vaciller » ou « s’affaiblir » n’étaient guère les termes appropriés : notre pays était en pleine crise, prêt à ce qu’un autocrate corrompu prenne la barre et détruise le processus démocratique. Beaucoup craignent que l’Amérique soit finie. Nous avons constaté que les démocraties sont des organismes vivants, et plus fragiles que nous ne le pensons. Elles ont besoin qu’on en prenne grand soin. Nous avons certainement testé les limites de la nôtre. Avons-nous poussé l’Amérique au-delà de toute rédemption ? »
Course of the Empire ne répond pas directement à la question, mais les photographies que contient l’ouvrage incitent l’observateur à y regarder de plus près. Mais pour Ken Light, il y a peut-être plus important qu’une simple réponse.
« J’espère que ces deux ouvrages sont autant de témoignages sur ces époques de dysfonctionnement et de lutte politique », dit Ken Light. « La possibilité que, dans les décennies à venir, ce soit une fenêtre sur notre ère et que les images prennent une vie propre, est excitant. Si tel est le cas, je serais heureux que la photographie ait porté non seulement ma voix, mais aussi qu’elle ait été celle des personnes représentées dans ces ouvrages. Que demander de plus. La photographie a le pouvoir de participer au témoignage de notre époque et de l’histoire. Je veux que ces œuvres disent : regardez… regardez comme nous avons lutté et témoigner de ce qu’est devenue la condition humaine, et de se demander pourquoi ! »
Par Robert E. Gerhardt, Jr.
Robert Gerhardt est un photographe et écrivain indépendant basé à New York. Ses images et ses écrits ont été publiés notamment par The Hong Kong Free Press, The Guardian, The New York Times et The Diplomat.
Course of the Empire peut être acheté auprès de Steidl ici.
What’s Going On ? et d’autres livres de Ken Light, peuvent être achetés ici.
Le travail de Ken Light peut également être consulté sur son site.