En 1980, l’avant-garde artistique de New York est tellement intégrée dans le tissu de la ville que Ronald Reagan l’utilise comme toile de fond de sa campagne présidentielle. En août de cette année-là, Reagan fait un stop devant les œuvres DECAY et BROKEN PROMISES de John Fekner, peintes au pochoir sur le mur d’un terrain vague de Charlotte Street, dans le sud du Bronx, voulant tirer parti des échecs de l’administration Carter.
Trois ans auparavant, le président Jimmy Carter s’était tenu au même endroit, utilisant la destruction du Bronx pour illustrer théâtralement les horreurs du « fléau urbain ». Reagan, ancien acteur hollywoodien de seconde zone, comprend le pouvoir des images ; son costume clair et ses cheveux parfaitement peignés contrastent fortement avec la terrible scène de destruction, tandis que les manifestants scandent : « Vous ne ferez rien. »
Ils n’ont alors pas tort. Alors que la classe moyenne blanche abandonne le centre de New York pour les banlieues, une nouvelle génération d’artistes commence à arriver, attirée par le mélange de loyers bon marché, d’espaces et d’atmosphère libre de l’époque. Ils transforment la ville et créent de l’art à partir de débris. Certains (les graffeurs) sont traités comme des hors-la-loi tandis que d’autres (les artistes de rue) sont catapultés au panthéon du monde de l’art en un rien de temps. Ce qui les unit tous, c’est l’ardent désir de créer.
À la pointe du progrès
À Soho, les industriels ont délaissé les énormes bâtiments construits après la guerre civile. En état de délabrement, ils attirent de jeunes artistes prêts à travailler en dépit de l’absence de plomberie, électricité et chauffage. Jeunes et démunis, non pourris par l’embourgeoisement, ils se débrouillent et beaucoup sont à l’origine de l’essor de quartiers entiers, où les lofts se vendent aujourd’hui pour des millions de dollars.
En mars 1979, le photographe Tom Warren arrive à New York pour rendre visite à quelques amis. Leur colocataire vient d’acheter un loft à Soho et a besoin de quelqu’un pour démolir avant de reconstruire. « J’y ai jeté un coup d’œil le deuxième jour, j’ai obtenu le job et je ne suis plus jamais parti », raconte-t-il. « J’ai tout simplement adoré. Je venais de Cleveland, qui était très différent. Là-bas, je ne pouvais pas passer la journée à marcher dans les rues juste pour aller voir des pièces d’art contemporain d’avant-garde. À New York, c’était juste là, au coin de la rue. »
Le jour, Warren photographie des tableaux chez Sotheby’s, et la nuit il parcourt les spots de la scène artistique naissante de l’East Village. Inspiré par la faune du Village, il commence à réaliser des portraits grand format dans la tradition de Mike Disfarmer, faisant la chronique des personnages extraordinaires qu’il rencontre. En 1980, Warren installe son premier Portrait Studio dans son local de Broome Street avant de prendre la route, pour ainsi dire, en s’installant dans certains des espaces artistiques les plus influents de l’époque, notamment ABC No Rio, Semaphore Gallery, Fashion MODA, Gracie Mansion et PS 1.
Même si Warren ne considère pas son travail comme une forme de performance, les artistes qu’il photographie y apportent souvent leur touche, transformant des portraits très simples en un dialogue entre le photographe et son sujet. Dans son dernier ouvrage, Tom Warren: The 1980s New York Art Scene – Portrait Studio / Visual Journal, Warren réunit certains des artistes les plus influents de l’époque, dont Peter Hujar, Keith Haring, Marilyn Minter, Sur Rodney Sur, John Fekner et Jimmy De Sana, pour créer un véritable who’s who de l’avant-garde new-yorkaise.
Une image à la fois
Tom Warren s’intéresse à la photographie dès l’enfance. « Mes parents ne me laissaient pas toucher leur appareil photo, qu’ils utilisaient uniquement pour prendre des clichés de nous, les enfants », raconte-t-il. « Je me suis vengé et quand j’ai enfin eu mon propre appareil, j’ai dit que je ne photographierai jamais les gens. À la place, je ferai de l’art. »
Mais tout change lorsque Warren suit un séminaire sur le portrait à la Kent State University. Il apprend à utiliser un appareil photo 4×5, et adore le rythme lent et méthodique, qu’introduit la technologie du XIXe siècle dans un monde ultramoderne. Warren, qui a auparavant eu du mal à réaliser des portraits de personnes dans la rue, découvre que le studio est beaucoup plus à son goût.
C’est en feuilletant un exemplaire de Creative Camera qu’il tombe sur le travail de Mike Disfarmer, qui a photographié les habitants de sa communauté rurale de l’Arkansas pendant la première moitié du XXe siècle. Dans ces portraits révélateurs, Warren reconnaît une âme sœur – un artiste qui s’intéresse aux membres de sa communauté, photo après photo.
La séance
Soucieux de fournir une image de qualité à des personnes qui n’auraient pas eu accès à un portrait grand format, Tom Warren fait imprimer de petits dépliants annonçant ses services pour seulement un dollar. Lorsqu’il déplace le studio photo dans des quartiers majoritairement noirs et latinos comme ABC No Rio dans le Lower East Side de Manhattan et Fashion MODA dans le sud du Bronx, les gens de la communauté se déplacent, désireux d’avoir leur portrait à un prix abordable, à une époque où le numérique n’existe pas encore.
« Ce qu’il y a de bien à New York, c’est que la circulation permet aux petites boutiques de prospérer », explique Warren. « C’est exactement ce qui s’est passé avec le Portrait Studio. Beaucoup de gens descendaient dans la rue, artistes ou quidams. Mes photographies préférées sont celles des habitants du quartier ; ils avaient des visages intéressants et formaient une communauté bien identifiée. »
Ses modèles sont également fascinés par l’appareil photo 4×5 et adoptent des poses « à l’ancienne ». « Le format de cet appareil a été déterminant, tout comme le fait que je travaillais avec un film Polaroid de type 55, positif/négatif. Ensuite, je pouvais donner au modèle la satisfaction immédiate d’un tirage et j’avais un merveilleux négatif », explique Warren.
Les années 1980
Pendant ses études à Kent State, Tom Warren a travaillé comme rédacteur de l’annuaire, un talent qu’il a appliqué à The 1980s New York Art Scene. Le livre se termine par une série chronologique de portraits réalisés à chaque session Photo Studio, nous offrant ainsi un portrait révélateur non seulement des artistes mais aussi de leur milieu de prédilection.
L’éditeur de East Village Eye, Leonard Abrams, l’artiste Kiki Smith et le photographe Bill Bernstein fréquentent l’ABC No Rio en octobre 1981, tandis que l’auteur de graffitis Lady Pink, le critique d’art Carlo McCormick et le cinéaste Charlie Ahearn se trouvent au Fashion MODA en janvier 1983. Artistes, conservateurs, éditeurs et écrivains s’y retrouvent joyeusement.
Avec l’arrivée du Sida, nombre des personnes immortalisées par Warren mourront avant l’heure, ses portraits devenant en quelque sorte des mémoriaux de talents jamais pleinement accomplis. Mais l’espace d’un instant, ils auront régné sur le monde de l’art new-yorkais et ouvert la voie à une nouvelle ère.
Tom Warren : The 1980s New York Art Scene – Portrait Studio / Visual Journal est publié par PULPO GALLERY X Hatje Cantz, 80 $.