« Quand je montre le livre, certaines personnes croient qu’ils ont un exemplaire mal imprimé ou inachevé entre les mains. Heureusement, d’autres comprennent qu’il faut y voir ce qu’ils souhaitent y projeter. » Dit comme cela, la présentation du dernier ouvrage de Gaël Bonnefon par l’éditrice Céline Pévrier, fondatrice de SUN/SUN, a de quoi surprendre. Et, sans détour, c’est le cas. Le troisième opus du photographe installé à Toulouse casse les codes du photobook traditionnel. Son format fait pour des mains d’enfants, la taille des images, l’agencement de tirages en noir et blanc et de photographies couleurs, l’importance du texte… tous ces éléments font d’Aux jours inoubliables un livre à part. Mais alors pourquoi le lecteur pourrait-il être amené à penser que cet objet singulier ne serait qu’une ébauche ? Pour le savoir, il faut suivre l’auteur dans le temps suspendu de la contemplation.
Souvenons-nous des commentaires parfois moqueurs, pour ne pas dire injurieux, du public devant le tableau de Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc (1918). Cette œuvre considérée à son époque comme le premier monochrome de la peinture contemporaine ne représentait ni plus ni moins que ce que son titre indique. Une façon pour le célèbre artiste de faire table rase de la figuration. Or, parmi les arts de la figuration, la photographie tient encore la barre haute. Le 8ème art est souvent celui du plein, de l’identifiable, du connu et du souvenir. Aux jours inoubliables, recadre la photographie et laisse respirer la narration.
Car dans cet album de famille déconstruit, des images manquent. La quête de la mémoire est alors comblée par le blanc du papier. Mais là où Malevitch remplissait ses toiles, Aux jours inoubliables ne triche pas. Ici, le vide est bien présent, souligné en trompe-l’œil par les pages qui l’accueillent qui, elles, sont subtilement teintées.
Un chemin sans détour
Dans sa radicalité, le dernier opus de Gaël Bonnefon est réfléchi. Fruit d’une résidence en Ariège, terre d’enfance de Gaël Bonnefon, cet ouvrage est une alchimie de plusieurs éléments. Aux images réalisées par le photographe se mélangent celles prises avec les enfants de cette vallée du sud-ouest de la France. Un geste qui permet de lier notre temps à un passé perdu.
Aux jours inoubliables est également une conjugaison de talents. Celui de Gaël Bonnefon, bien entendu, celui de son éditrice, mais aussi le travail du studio graphique Typical Organization, basé en Grèce, dont le savoir-faire et l’expérience ont été décisifs. « Ils sont arrivés avec plusieurs propositions, » se souvient Gaël Bonnefon. « Clairement, ils savaient de quoi ils parlaient et c’était super motivant. C’était parfois difficile de mélanger mes images, réalisées sur plusieurs années, à celles issues de cette résidence. Au final, nous livrons un objet fort, qui ne laisse pas indifférent, que le lecteur comprenne ou non. »
Et puis il y a le texte, élément rare dans ce genre d’exercice. Trop habitué à être posé pour combler les interstices des photobook aux prétentions littéraires, il est ici à sa place : la création. « Lors d’une résidence dans un couvent, explique le photographe, je me suis mis à lire l’Ancien et le Nouveau Testament dont j’ai réécrit des passages à ma façon, pour m’amuser. Pour ce livre, j’ai réutilisé ces passages mélangés aux mots des enfants employés dans les lettres qu’ils écrivaient en Ariège, et des extraits du texte de mon précédent film. »
Un panaché déroutant qui pourtant embrasse l’ensemble du livre. Des phrases qui viennent rappeler que nous sommes avant tout devant une œuvre sensible qui ne se réduit pas à son concept. Un chemin, ou peut-être une impasse, qui, sans détour, fait sens. Plus qu’un photobook né d’une résidence, Aux jours inoubliables questionne le statut de l’image en tant qu’indice. Quel crédit donner aux souvenirs ? Ces images en sont-elles ? Ces instants ont-ils seulement existé ? S’ils ne resurgissent pas, pourquoi les inventer ? Et si le vide n’était autre que le stigmate ultime du souvenir.
Aux jours inoubliables, par Gaël Bonnefon, publié aux éditions SUN/SUN, 35€