Urgence, ralentir ! Julie Jones, conservatrice au Cabinet de la Photographie du musée national d’Art moderne, met en garde le spectateur pressé. Les œuvres de Barbara Crane demandent du temps, écrit-elle dans l’ouvrage qui accompagne l’exposition dont elle assure le commissariat. « Il faut s’y “abandonner” entièrement. Regarder trop vite ces images, c’est risquer de passer à côté d’une logique interne d’arborescence reposant sur un extraordinaire esprit d’escalier. »
A l’observateur attentif, les photographies de Barbara Crane révèlent les mille et une pratiques de l’artiste. D’une série à l’autre, « ses images explorent tous les possibles offerts par les techniques du médium photographique », note Julie Jones, qui raconte avoir été déconcertée par la « masse de photos, de négatifs, d’archives » découverte dans son atelier. Photomontages, collages, tirages au platine-palladium, Polaroid, photographie numérique. Son corpus est d’une telle diversité qu’il en donne le tournis.
L’exposition canalise subtilement cette profusion en se concentrant sur les 25 premières années de la carrière de Crane, qui s’est déployée sur plus de 60 ans. Voilà pour l’unité de temps. Pour ce qui est du lieu, les images se concentrent sur Chicago, la ville natale de l’artiste qui est aussi son terrain de prédilection. Elle photographiera ses moindres recoins. L’une de ses séries les plus connues porte d’ailleurs le nom du Loop, le quartier financier historique de la ville.
Crane saisit son architecture monumentale par fragments, sous forme d’aplats en noir et blanc. Elle joue de la variation géométrique comme de la répétition des motifs imbriqués et superposés : fenêtres, balcons, angles et courbes. Elle capte aussi, par contraste de plan et d’échelle, les silhouettes d’une foule d’anonymes qui arpentent, dans la même direction, les trottoirs de cette jungle verticale de gratte-ciel. La puissance esthétique de la ville se transforme en un mirage inquiétant.
La scénographie offre aussi des détours plus apaisés, comme cette délicate série de nus. Faute de pouvoir sortir car elle devait garder ses enfants, Crane en fera ses modèles, allant jusqu’à les rémunérer 35 cents de l’heure pour leur travail de pose. Réduits à une ligne pure, leur corps s’apparente à un trait de crayon. Un coup de génie minimaliste. « Son approche du nu est radicale : sans visages, les corps sont travaillés jusqu’à la disparition presque totale de formes reconnaissables. »
La sélection du Centre Pompidou donne à comprendre le rôle fondamental des expériences photographiques de Crane, formée dans les années 1960 à l’Institute of Design, auprès d’Aaron Siskind. Avant de s’en détacher pour mieux tracer sa voie. « On la rapproche souvent des photographes de l’Institute of Design de Chicago, mais c’est simplifier son œuvre que de la limiter à ce cadre. Elle ne s’est posé aucune limitation, expérimentait sans relâche », souligne la commissaire d’exposition.
Barbara Crane oscille entre photographie documentaire et abstraction formelle. Cette inventivité libre est visible dans « Neon Series » (1969). En mêlant des portraits d’individus sortant d’un grand magasin à des motifs lumineux, elle obtient un effet graphique puissant, doublé d’une critique implicite du consumérisme. La dimension sociale de son œuvre, bien que discrète, peut aussi se lire dans le portrait kaléidoscopique qu’elle fait des passants de Chicago dans « People of North Portal ». Une série qui « touche particulièrement » Julie Jones.
« Elle est constituée de centaines de clichés, réalisés au moyen d’un appareil moyen format sur trépied, que Crane avait posé devant une des entrées principales d’un musée très populaire de Chicago. On y voit défiler des gens anonymes, des jeunes, des adultes, des personnes âgées, issus de toutes origines et catégories sociales. Cet ensemble comprend également des portraits en plan rapprochés, pris au Leica par Crane lorsqu’elle passe elle-même par cette entrée. L’ensemble est très simple et à la fois très fort visuellement. »
Rappelons que si Barbara Crane, considérée outre-Atlantique comme l’une des plus grandes photographes américaines du 20e siècle, a déjà fait l’objet de 90 expositions personnelles et de sept rétrospectives dans le monde, elle reste largement inconnue en France. Avec cette première exposition dédiée à Pompidou, elle est enfin mise à l’honneur en Europe. Une reconnaissance tardive qui pourrait bien essaimer. Car selon Julie Jones, « on est qu’au début de la découverte de l’œuvre de cette artiste ».
« Barbara Crane » est à voir jusqu’au 6 janvier 2025 au Centre Pompidou, à Paris.
Catalogue de l’exposition sous la direction de Julie Jones, coédition Editions du Centre Pompidou / Atelier EXB, disponible au prix de 49€.