Après avoir longé le lac Léman, le train s’arrête en gare de Vevey. Dans le hall, on lève les yeux vers l’étage où se trouve L’Appartement. Cette ancienne résidence pour employés des chemins de fer suisses est exploitée aujourd’hui par l’équipe d’Images Vevey, un festival qui se consacre aux arts visuels.
Pour une biennale, il est crucial entre deux éditions de rester visible en maintenant une offre artistique et l’Appartement est aujourd’hui le lieu d’exposition permanent dont le festival avait besoin. Jusqu’au 14 mai, il accueille le « Katalog » de la photographe belge Barbara Iweins.
Un divorce et 12 795 objets
Confrontée à un divorce et, par conséquent, à un déménagement, elle décide il y a quelques années de photographier méthodiquement chaque objet qui se trouve dans sa maison selon un protocole nécessaire puisqu’il lui permet de n’en oublier aucun et, en même temps, de banaliser l’épreuve qu’elle traverse.
Pour sa garde-robe, elle dispose à même le sol un fond blanc sur lequel elle place successivement chaque vêtement et vers lequel pointe son appareil photo. Il lui faut quelques secondes pour déclencher, se tourner vers son ordinateur et valider l’image, avant de passer à l’objet suivant. Lorsqu’elle a photographié chacun des fragments de vie qui se trouvent dans une pièce, elle la verrouille et passe à la pièce suivante.
A la fin de ce travail de fourmi archiviste, elle comptabilise 12 795 objets, un nombre qui peut sembler aussi vertigineux que dérisoire. Des parapluies, des ustensiles de cuisine, des chaussures, des sex toys, des Playmobils chauves, est-ce donc tout ce qu’il reste d’une vie, d’un couple et des promesses mutuelles ? Hétéroclite comme un inventaire à la Prévert et rigoureux comme un constat de sinistre, le catalogue de Barbara Iweins met les choses à plat, à plus d’un titre. « Il a décidé de ne rien emporter », nous dit-elle à propos de son ancien compagnon.
Pendaison de crémaillère
L’Appartement a conservé ses cloisons et sa structure. On y trouve un séjour, des chambres à coucher, une terrasse, des WC… Barbara Iweins nous fait visiter ce lieu dans lequel elle vient d’installer son bagage, comme s’il s’agissait de son nouveau domicile. « J’ai les clés de l’appart, je ne pars plus, je m’installe », plaisante l’artiste.
Les clés, c’est Stefano Stoll, directeur d’Images Vevey qui les lui a confiées. « J’ai fait sa connaissance à Arles, il est venu vers moi et m’a simplement dit qu’il avait l’endroit idéal pour accueillir mon exposition », raconte Barbara Iweins. Ce n’est plus un vernissage, c’est une pendaison de crémaillère. Elle nous dit sa crainte d’être incomprise, qu’on ne voit dans son « Katalog » qu’une envie de parler d’elle-même et d’attirer notre compassion.
Le travail de Barbara Iweins est beaucoup plus subtil. Il part d’un geste intime et effectivement très personnel mais cette intimité raconte l’universel : la séparation, le déracinement, ces objets du quotidien autrefois insignifiants qui deviennent un jour les seuls vestiges d’une vie évaporée, tout ceci est tristement commun.
On sait de quoi elle parle et sa peine pourrait presque réveiller les nôtres. Elle préfère sourire de sa douleur en construisant des théories sur ce fléau moderne qu’est la disparition des chaussettes et des élastiques à cheveux, en établissant des statistiques aussi précises qu’inutiles sur la couleur des objets répertoriés ou sur l’incompatibilité entre le fait de porter des talons et celui de posséder (et promener) un chien.
On s’amuse de ces graphiques en camembert qu’elle expose comme s’ils prétendaient répondre à des questions fondamentales. Puis, pris de court, on se fait rattraper par l’émotion en lisant le récit du moment exact où son couple s’est disloqué. En accrochant ses photographies frontales (elle se présente comme portraitiste), ses documents Excel et ses mots, Barbara Iweins veut raconter la complexité et le paradoxe de ses sentiments. « Katalog » est une œuvre sur la pudeur et le partage, sur le pardon malgré les cicatrices, sur l’importance du dérisoire, sur la nécessité d’archiver le passé pour aller de l’avant.
Barbara Iweins, « Katalog » à L’Appartement, Vevey (Suisse), jusqu’au 14 mai 2023.