Le 11 septembre 2001 au matin, Bill Biggart et sa femme Wendy Doremus promenènent leurs chiens dans le centre de Manhattan. Vers 8h45, le couple remarque que des nuages de fumée grise se forment dans l’horizon bleu clair de New York. Un chauffeur de taxi qui passe par là informe le couple qu’un avion s’est écrasé sur le World Trade Center.
Biggart commence alors à courir sur trois kilomètres et vingt pâtés de maisons en direction de la scène de destruction, que tout le monde autour de lui fuit. Il prend aussi bien des photos sur pellicule que des images numériques, les appareils photo se balançant sur ses épaules, alors qu’il s’approche des tours jumelles.
Au téléphone, Bill dit à Wendy de ne pas s’inquiéter. Il se sente en sécurité avec les pompiers. Il lui demande de le retrouver à son studio une vingtaine de minutes plus tard. Il ne s’est jamais rendu au rendez-vous. Équipé ce jour-là des deux technologies, il a utilisé 6 pellicules et réalisé 150 images numériques, soit un nombre presque identique de prises de vue sur pellicule et en numérique. Pourtant, pendant des années, Biggart a dénoncé la photographie couleur, puis la numérique, travaillant exclusivement en 35mm et en noir et blanc.
À 9h03, alors qu’il est encore en route, Biggart voit un avion commercial percuter la tour sud. Il amène son D30 à son œil. Avec son objectif 80-200 mm, il capture alors une grande boule de feu orange et rouge qui explose de la deuxième tour.
Bill Biggart photographie ensuite les secouristes et les victimes recouverts de poussière gris-brun. Les bandes réfléchissantes jaunes des vêtements des pompiers et les feux de détresse rouges percent des scènes de désordre brumeux. Un homme bien habillé traversant à grands pas un champ de papiers de bureau éparpillés, de cloisons sèches fracturées et de divers matériaux pulvérisés. Des personnes aux visages cendrés haletant pour respirer à travers des serviettes sales. Des étrangers aidant d’autres étrangers. Des bras autour des épaules. Des gens qui toussent. Des pleurs.
La plupart des images de Bill Biggart ont été composées de manière réfléchie. D’autres semblent avoir été faites plus frénétiquement. Biggart se rapproche de plus en plus près jusqu’à ce que ses photos des tours soient presque entièrement verticales. Les secouristes et même d’autres photojournalistes l’avertissent qu’il s’approchait trop près. À 9h59, Biggart photographie la tour sud en train de se désintégrer en s’écrasant, le recouvrant, lui et ses canons, de poussière et de débris. Il a continué à prendre des photos, dont plusieurs de la tour nord encore debout, au milieu des restes de la tour sud. Puis il commence à documenter les efforts des secouristes, ignorant la tour nord fumante. Lorsqu’elle s’effondre à 10h28, il est tué.
C’est par miracle qu’il est retrouvé 4 jours après les attentats. Les pompiers retrouvent également ses appareils photo et sa carte de presse. Les photojournalistes sont toujours harnachés de leur matériel. « Quand je suis allée à la morgue, tout était là, j’étais traumatisée : son âme était dans ses appareils photo », raconte Wendy Doremus. Elle a d’abord des appréhensions, elle hésite, mais poussée par la passion de son mari, elle fait développer les pellicules et regarde les photos une par une. Toutes ont une grande valeur historique. Sur les images numériques, il y a l’heure et la date exactes, jusqu’à la dernière.
Bill Biggart aimait les rues, celles de New York et celles des nombreuses villes qu’il a visitées. Il avait beaucoup voyagé et travaillé seul et s’intéressait beaucoup aux minorités. « Il était très sensible aux droits des Afro-Américains », se souvient Wendy Doremus. « Il aurait été fier de voir Obama président, même si son premier pari avait été celui d’une femme présidente. »
Bill Biggart s’était engagé dans de nombreux combats, couvrant la chute du mur de Berlin, l’Irlande du Nord et la cause palestinienne. Il avait l’habitude de dire : « Je pourrais déménager à Jérusalem et avoir assez de choses à raconter pour le reste de ma vie ». Le 11 septembre est une pierre angulaire de l’histoire de la photographie : le dernier événement avant le tout numérique. Bill Biggart aimait la photographie argentique. Il aimait la technique, du bruit de l’obturateur au développement du film. Il aimait la magie de l’appareil photo et en gardait toujours un au pied de son lit. Lorsque la technologie numérique est arrivée, il était contre. Il disait qu’elle allait tuer la profession. Sans le savoir, il a couvert le dernier grand événement d’actualité documenté sur pellicule.