« Un parfait inconnu », dit le titre du film de James Mangold. C’est ce qu’était Bob Dylan en arrivant à New York en 1961, à 19 ans, avec sa guitare. Et c’est la traduction d’une des phrases de sa chanson culte Like A Rolling Stone. Mais en savons-nous plus de lui aujourd’hui ? Pas vraiment. La phrase sonne alors comme une volonté d’anonymat. Et chez Dylan, cela passe par une rareté photographique.
Le film revient sur les débuts fulgurants de l’artiste incarné, avec talent, par Timothée Chalamet. Le rôle lui vaut déjà d’être nommé pour l’Oscar du meilleur acteur dont la cérémonie doit se dérouler le 3 mars prochain à Los Angeles. Sorti sur les écrans français le 29 janvier dernier et salué par la critique, le film file tout droit vers le succès.
Revenons à l’inconnu du titre. En 1961, Bob Dylan se fraye une place à Manhattan avec ses chansons d’un réalisme poétique qui renouvelle la folk music. Personne n’imagine que le génial caméléon va électriser (au sens propre) ce genre et marquer la musique à jamais. Encore moins à quelle rapidité cela va arriver. En 5 ans, Bob Dylan devient une idole, passant de parfait inconnu à trop connu. A son goût en tout cas.
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Fans en folie
Les années 1960 sont aussi celles de la montée d’un phénomène dans la musique : les fans. Une folie envahissante, physique, tactile et… bruyante. L’impénétrable Bob Dylan vit l’expérience comme quelque chose de flippant. Et le paroxysme est atteint en 1966.
« Cette même année les Beatles arrêtent parce qu’ils ne s’entendent plus en concert. Lui, Bob Dylan a un accident de moto et il disparaît totalement pendant des mois », souligne Nathalie Lambert, art advisor, en charge de l’une des plus importantes collection de photos de Bob Dylan, celle de David Walker.
Dylan refait surface mais part chercher la tranquillité dans la campagne de Woodstock. Il boudera et fuira plus tard le festival monstre, qui en 1969 monte sa scène pas si loin que ça de son jardin. Les organisateurs comptaient bien avoir ce voisin ultra célèbre comme principal invité.
Trahison
D’ailleurs le photographe officiel du festival, Elliott Landy, fait la même année une série de photos chez Bob Dylan. Fait resté unique à ce jour, il lui ouvre les portes de sa maison de Woodstock. Le musicien se laisse photographier et dévoile devant l’objectif son quotidien, sa compagne et ses enfants. On les voit jouer ou sauter sur un trampoline. Un papa poule musicien, dont la guitare n’est jamais très loin.
C’est à des lieux de l’image ténébreuse qu’on lui prête déjà. L’artiste respire une sérénité simple et aucun recoin de sa maison dans la forêt n’échappe à l’objectif du photographe. Au cours d’une balade, Bob Dylan attrape un chapeau, se penche vers le photographe en cachant le soleil, semblant lui adresser un salut dans un sourire. La photo fait la couverture de son neuvième album, « Nashville Skyline ».
Mais la complicité qui s’est nouée entre les deux hommes, et qui transparaît dans les clichés, ne résiste pas à ce que Bob Dylan vit comme une trahison. Elliott Landy publie par la suite tout dans un livre, sans son autorisation. Ils ne se parleront plus jamais.
Effacement
L’inconnu du titre du film commence alors à faire écho à une volonté grandissante dans la vraie vie, de Bob Dylan. Un syndrome de Greta Garbo qui isole la star et lui fait éviter les caméras. Il a mis des mois à venir chercher son prix Nobel de littérature en 2016 sans que l’on sache vraiment pourquoi. Et il n’y avait aucune chance que ce soit pendant la cérémonie de remise, filmée et retransmise dans le monde.
Comme il chante toujours, la scène vire parfois au casse-tête. « Bob Dylan c’est plus de 30 ans sans photos dans les concerts », pointe Nathalie Lambert. L’artiste déjoue les prises de vues sauvages derrière son piano ou des piliers. Et peut quitter la scène s’il aperçoit un objectif le viser dans le public, comme il l’a fait à Berlin. Parfois aussi, il joue de dos, comme certains ont pu en faire la décevante expérience lors de ses tournées.
Les choses se sont forcément compliquées quand l’appareil photo s’est retrouvé dans les mains et dans les poches de tout le monde, avec le smartphone. Bob Dylan n’étant pas le seul à honnir la forêt de rectangles noirs tenus à bout de bras face à lui dans le public, cela a donné des idées à certains. De la résolution du problème au business, il n’y avait plus qu’un pas, que l’entreprise Yondr a franchi en 2014.
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No-phone
Le produit inventé par l’américain Graham Dugoni est une pochette souple que l’on distribue à l’entrée des événements et que l’on scelle sur une borne magnétique après y avoir glissé son smartphone. Il ne vous quitte pas mais est enfermé, le temps voulu, avec quelques possibilités d’accès d’urgence. A la sortie, la pochette est démagnétisée pour récupérer son appareil.
Des artistes l’ont adopté Outre-Atlantique dès 2015. Mais le produit a aussi trouvé des débouchés auprès d’écoles, de lieux de travail, de tournages, de répétitions, ou encore de tribunaux. Yondr a conquis le monde et ouvert des bureaux à Dubaï, Londres ou Sydney.
Ses pochettes se sont, naturellement, retrouvées à l’entrée des concerts de Dylan. Notamment à Paris en 2022 ou à Londres en 2024, comme en témoigne Nathalie Lambert.
Au-delà du contrôle de l’image, il y a pour les partisans du no-phone une volonté que les personnes vivent pleinement l’expérience, au présent. C’est ce que revendique, notamment, le festival Voodoo Village de musiques électroniques de Grimbergen, en Belgique, qui obstrue les objectifs des smartphones des festivaliers.
Rareté et qualité
« Aux concerts de Dylan, c’est vrai que sans la distraction des photos tu est entouré d’obscurité et concentré sur la musique. J’ai apprécié ce côté là, tu vis l’instant présent », se souvient Nathalie Lambert. Certains crient à l’atteinte à leur liberté avec les mesures no-phone et Bob Dylan traîne une réputation d’irascible au fil des années. Mais cette rareté a aussi ses qualités.
Elle est le sel pour le collectionneur qui entreprend « une collection photo faite sur quelqu’un qui ne veut pas qu’on le photographie », s’amuse Nathalie Lambert. Elle est l’obsession pour le fan italien Paolo Brillo qui depuis des années parvient à déjouer la sécurité et à voler des clichés de Bob Dylan sur scène. Faisant œuvre utile aussi, puisqu’il est le seul à recueillir pour l’histoire beaucoup d’instants.
Et enfin, consciemment ou non, Bob Dylan a gagné une chose que nous sommes beaucoup à poursuivre : la jeunesse éternelle. En photo du moins. La période de sa vie la plus documentée restant celle de ses jeunes années, tous les sujets le concernant piochent dans ce réservoir initial, souvent en noir et blanc. Chapeau Monsieur Dylan, à 83 ans, vous n’avez pas pris une ride !