Boris Mikhaïlov se déplace comme un danseur, en apesanteur. Il dit qu’il n’est pas fatigué, mais comment le croire ? Trois expositions à Paris, la première à la Maison Européenne de la Photographie, d’une amplitude imposante ; la deuxième à la Bourse de Commerce, At Dusk, extraite de la Collection Pinault ; et la troisième, à la galerie Suzanne Tarasiève, au 7 rue Pastourelle, où se complètent deux séries, Case History, 1997-1998 et The Wedding, 2006. Suzanne Tarasiève, soutien constant, présente dans sa galerie sa neuvième exposition uniquement dédiée à cet artiste singulier, inclassable, dérangeant.
Boris Mikhaïlov, une présence vitale
Il fait doux et cette douceur inattendue, le jour du vernissage, s’infiltre dans les veines des visiteurs comme un sérum antistress. Boris Mikhaïlov est là, présence vitale pour ses fans, enchantés de le découvrir devant eux, en vrai.
Une femme lui offre un bouquet de dahlias, « C’est pour Suzanne ,” demande-t-il ? « Non, pour vous » répond cette Polonaise très élégante. Comme Boris Mikhaïlov comprend mal l’anglais, leurs regards n’en finissent pas de se croiser et il en sera ainsi avec d’autres visiteurs, très jeunes et de contrées lointaines, chacun cherchant sa place à ses côtés, un selfie à deux, une signature sur l’un de ses livres, un sourire.
« Spassiba » répète Boris Mikhaïlov, ou « Merci », ou il se met à l’écart, peut-être un peu sonné par ces marques d’attention fervente. Il a 84 ans depuis le 25 août. Il est né à Kharkiv, en Ukraine, et personne ne tient aujourd’hui à évoquer la guerre. Elle rapproche en secret chacun des visiteurs, il serait grossier de le questionner sur son pays meurtri.
Parce que cet homme courageux, qui a photographié les barricades sur le Maïdan, à Kiev, en décembre 2013, vit principalement à Berlin, et qu’il est possible d’imaginer sa douleur. D’ailleurs, il y aurait comme une sorte d’anachronisme à ne relier son œuvre qu’à la guerre en Ukraine, puisque Boris Mikhaïlov n’a pas cessé, de la période soviétique à l’indépendance de son pays, d’exercer sa liberté d’expression.
Montrer la férocité
Pas peur de choquer. Pas peur d’en faire trop. Pas peur d’être dans le collimateur. Pas peur du ridicule. Pas peur d’une esthétique minimale. Pas peur de ne pas être à la mode. Pas peur de tout ce qui est moche. Pas peur d’afficher la férocité du régime soviétique ou du libéralisme.
Ce qui n’empêche pas Boris Mikhaïlov d’être anxieux, comme le relève sa muse, Vita, qui est aussi sa mémoire. « C’est un sujet difficile, mais ses images unissent les gens », dit-elle à propos de la série Case History, laquelle a choqué des âmes sensibles alors que c’est probablement le travail le plus puissant de Boris Mikhaïlov.
Suzanne Tarasiève : « J’ai rencontré Boris en 2000, à Berlin, où j’allais tous les mois depuis la chute du mur. J’aimais l’énergie de cette ville à ce moment-là, et il y avait beaucoup d’artistes d’une envergure incroyable. C’est Katarina Grosse, qui vivait alors à Düsseldorf, qui m’a fait connaître son livre, Case History [édité en 1999 par Scalo, juste après Unfinished Dissertation]. Un coup de foudre total ! Et aussitôt après notre rencontre, une confiance réciproque, avec Boris comme avec Vita, sa femme, l’impression de les connaître depuis toujours. Il était alors représenté par Barbara Weiss [disparue en 2016], mais nous avons pu trouver un accord. Pour moi, Boris incarne un esprit particulier, combatif, il a caché son travail sous l’ère soviétique sinon tout aurait été détruit. C’est grâce à sa ténacité que nous pouvons maintenant admirer ces images. »
Admirer ? Le verbe ne choque pas la galeriste la plus originale de Paris, elle est Suzanne Tarasiève à 100 %, 7 jours sur 7. « Chez Boris, rien ne me gêne, il peint la vie, il la photographie. Alors oui, ce n’est pas une exposition à l’eau de rose, et c’est très bien comme ça ! » C’est donc elle, et toute son équipe, qui ont souhaité montrer Case History, en complément des deux expositions prévues cet automne à Paris.
Boris Mikhaïlov et Vita sont presque comme chez eux à la galerie, et naviguent parmi les tirages de Case History sans éprouver de la gêne. Vita et Boris : « Ce sont des sans-abris, des laissés-pour-compte, des bomzhes, leur vie est compliquée, leur quotidien un cauchemar. Ces gens pleuraient pour être aidés, certains étaient très malades, au bout du rouleau. Ils survivaient dans la rue, dans des caves, dans des tunnels, dans tous ces lieux qui n’étaient pas fermés à l’époque. Ce n’est pas de la documentation même si ça évoque un moment précis, lorsque Boris est revenu à Kharkiv après une année passée en Allemagne grâce à une bourse. Ce sont des situations, si l’on veut, et nous avons travaillé ensemble. Boris a voulu dédier un requiem à ces condamnés. »
Ces « condamnés » sont d’autant plus impressionnants qu’ils sont immenses. Leur détresse en grand format ? De la démesure assumée. Impossible de les ignorer, ils sont là, face à vous, nus, sales, déchirés par l’alcool, la dope, la souffrance. Pour nous, ceux de Kharkiv ne sont pas des étrangers, ici à Paris comme dans tant d’autres villes, ils ont des frères de misère.
Qu’est-ce qui a le plus choqué ? Peut-être la vision de la condition humaine à l’état brut, sans filtre. Boris Mikhaïlov s’en est expliqué dans la préface du Case History dédié à Vita et publié par Scalo, soulignant l’absence de photographies de la famine en Ukraine dans les années 30 (des millions de morts, l’Holodomor), comme si son devoir était de rendre visible ce qu’il voyait de son siècle.
Boris Mikhaïlov, une œuvre enfin reconnue
Boris Mikhaïlov a enregistré le vide. Des paysages désolés. Des déchets. Des existences sans importance. Des corps déboussolés. Des cerveaux asphyxiés. Il a fallu du temps pour que l’œuvre de cet autodidacte, en apparence trop trash et hors des codes du reportage, puisse convaincre aussi bien les musées que les collectionneurs.
En 1990, le musée de Tel Aviv l’a exposé, Micha Bar-Am en était le curateur. En 1994, le MoMA a acquis des tirages (des paysages) de Boris Mikhaïlov et l’a exposé au début de la même année. Puis le Portikus, Frankfurt l’a exposé en 1995, etc.
Aujourd’hui, le nom de Boris Mikhaïlov est connu, son œuvre reconnue. « C’est un génie, un artiste inoubliable », note Laurie Hurwitz, qui a organisé la généreuse rétrospective à la MEP. Suzanne Tarasiève, elle, reste l’amie fidèle des jours heureux et malheureux : « L’art, c’est le miroir de l’âme… Cette guerre, malheureusement, donne une ampleur au travail de Boris et aide les jeunes générations à comprendre ce conflit. Boris est un être écorché, mais qui a su aussi prendre des décisions en tant qu’artiste. »
Rien ne paraît avoir arrêté Mikhaïlov dans sa quête d’une écriture personnelle. À la Maison Européenne de la Photographie, sur deux étages, se déploie, parfois à la manière d’un work in progress, une multitude de séries.
Ça donne le tournis car il n’est pas facile de se repérer dans les rues de Kharkiv ou sur les rives de Gourzouf, station balnéaire de la péninsule de Crimée, ou près d’un lac à Sloviansk, au sud-est de l’Ukraine. Dans ces lieux baignés de hasard, il photographie des femmes dansant entre elles en plein air (Dance, 1978) ; des amis en vacances (Crimean Snobbism, 1982) ; des baigneurs indifférents à la pollution (Salt Lake, 1986).
Il y a beaucoup à apprendre de ces années où le sous-entendu est roi, c’est-à-dire qu’il lui faut, non pas dans la légende de l’image, mais dans l’image même, briser les tabous. Le voici nu, presque hystérique, dans des poses insolentes ; le voici colorant en rouge deux jolis marins avec leur nounours ; le voici avec un chat entre les cuisses, dans ce qui ressemble au portrait le plus punk d’un félin européen.
Comme si le chat venait d’apercevoir l’ombre de Gagarine. Ou qu’il avait abusé de la vision du diaporama issu de la série Sandwich (1960-1970), au son des Pink Floyd et de leur tube, The Dark Side of The Moon.
Case History, Galerie Suzanne Tarasiève, jusqu’au 19 novembre.
Suzanne Tarasiève présente aussi un solo show de Boris Mikhaïlov à Paris Photo (Theater of War, et Tea Coffee Cappucino), du 10 au 13 novembre.
Journal Ukrainien à la Maison Européenne de la Photographie, jusqu’au 15 janvier 23.
At Dusk à la Bourse de Commerce/Collection Pinault, jusqu’au 16 janvier 23.
En savoir plus :