Carole Bellaïche s’est, tout au long de sa carrière, en grande partie consacrée au portrait d’acteur. Les plus grandes figures du cinéma contemporain sont passées devant son objectif : David Lynch, Isabelle Huppert, Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Juliette Binoche, Emmanuelle Béart, Anna Karina mais aussi François Cluzet, Julie Delpy, Hippolyte Girardot… La liste semble infinie.
Cette année, Carole Bellaïche sort un livre sur son appartement d’enfance, un ouvrage empli de souvenirs. « J’y pense tous les jours. J’y pense comme à un être humain, ou plutôt comme à un personnage principal de notre histoire familiale. Nous pensions être cinq, mais en fait nous étions six. J’y pense comme si nous l’avions quitté hier, alors que nous en sommes partis en été 1990. C’était l’appartement de mon enfance et de mon adolescence. Beaumarchais. » Ce sont ses premiers mots dans le livre. Dans 25 boulevard Beaumarchais, la photographe rend hommage à cet appartement qui fut le berceau et le témoin de ses expériences photographiques.
L’antre de l’artiste
Carole Bellaïche donne rendez-vous chez elle pour l’entretien, là où elle a monté un petit studio et où elle garde ses archives, toutes ses séries de portraits, dans le quartier Strasbourg-Saint Denis – République, à une rue de l’appartement de son enfance.
Vendredi après-midi, on sonne à l’interphone, on n’entend pas l’étage et grimpe dans la cage d’escalier avec l’espoir de deviner quel est le sien en entendant ses pas à l’approche, ou qu’elle aura déjà ouvert la porte. On est vite surpris de constater que l’appartement et l’univers de Carole Bellaïche débordent sur la cage d’escalier. Au deuxième étage, une mini exposition un peu folle avec des photos et des affiches de ses précédentes expositions. Ici vit l’artiste.
Elle ouvre la porte de son univers avec détente et confiance. Dans son sillage l’accompagnent les fantômes des nombreux acteurs qui ont foulé le pas de cette porte. Carole Bellaïche a de grands yeux noirs qui ont à la fois le sourire de l’enfance, la gravité et le sens de l’observation de la photographe avertie. En faisant la visite de l’appartement, elle présente et désigne son compagnon comme s’il s’agissait d’une connaissance de toujours : « Jacques travaille sur son film », dit-elle. Son appartement est un amoncellement, une superposition de souvenirs et de curiosités. Telle une salle d’exposition, son entrée est dédiée à sa collection personnelle de photos d’artistes. Le couloir menant à la cuisine est rythmé par des photos de ses propres enfants. Elle a consacré sa vie à la photographie et il semble que les images pourraient retracer son existence.
La photographie, un jeu de jeunes filles
« Comment tu veux procéder ? ». Carole a l’habitude des rencontres, et se prend au jeu. C’est comme cela qu’elle a commencé la photographie, au 25 boulevard Beaumarchais, où elle a vécu avec sa mère antiquaire, son père médecin et ses deux sœurs. Carole s’est mise à la photo avec sa meilleure amie : « On se connaissait depuis qu’on avait cinq ans et on partageait tout. Quand mon père a acheté un appareil photo, on s’est mises à faire des photos ensemble, plutôt en extérieur au départ puis dans l’appartement. J’avais treize ans à ce moment-là. C’est elle sur la couverture du livre. » Sur la couverture du livre en noir et blanc, une jeune fille assise par terre repose sa tête sur l’assise d’un fauteuil en velours. Comme l’enlaçant, elle caresse de sa main le flanc bombé du siège comme une petite fille pourrait le faire avec ses peluches. Le regard face et perdu dans l’objectif, est bouleversant, mélancolique, et sonne comme la complainte d’un temps révolu, d’une fête finie.
À la fin des années 1970, les deux copines jouent aux apprenties sorcières : « Ma copine Pascale et moi, on a commencé à faire du labo. On allait dans le labo de son beau père qui était dans la cave de son immeuble et elle habitait en face, au 4 boulevard Beaumarchais. Elle était très souvent chez moi car mes parents travaillaient à l’extérieur et les siens travaillaient chez eux car ils étaient psy. Chez nous, il n’y avait personne. On est allées faire nos premiers tirages dans la cave où on ouvrait les boîtes de papier en pleine lumière. On en a bousillé des boites comme ça ! Et on a commencé à faire des tirages, et on a trouvé ça extraordinaire. Autant dans les prises de vue que dans le labo, je pense qu’il y a eu un coup de foudre très fort que j’ai gardé. » Une vocation est née.
La créativité de Carole Bellaïche est en ébullition. Elle prend Pascale, ses amies et autres jeunes filles pour modèles et les fait poser dans le décor de l’appartement familial : « J’avais une fièvre de faire des choses. Dès qu’une jeune fille faisait des photos, après on prenait un rendez-vous pour faire des séances ensemble. Et comme ma mère avait pris une boutique et avait plein de robes, elle dévalisait des hôtels particuliers. Il y avait des trousseaux entiers avec des robes de dingue. »
Carole Bellaïche se fascine aussi pour la lumière : « J’ai fait un apprentissage de la photo et de la lumière sur le tas. Au départ, j’éclairais un peu n’importe comment avec des lampes et petit à petit j’ai découvert que la lumière de l’appartement était super belle et du coup j’en ai fait à la lumière du jour. Dès que je mettais les modèles dans la lumière, que je les déguisais, ça devenait des images. ». La photographe tombe amoureuse des visages et de ses modèles : « Je ne peux pas expliquer ce que je pouvais éprouver devant un visage. J’adore les jolis visages. C’était très passionnel (avec mes modèles), notre relation était très forte car ensemble, on créait des choses. C’était pas une relation amoureuse, mais c’était pas très loin. »
Et bientôt, ce qui n’était au départ qu’un jeu, prend des allures bien professionnelles. « Influencée par le cinéma expressionniste allemand, Les Enfants du Paradis, et le maquilleur photographe Serge Lutens », Carole Bellaïche organise, avec un de ses modèles fétiches Nathalie, un shooting rétro avec « maquillage poupée » et « vampire ». Pour ce faire, elles bookent une maquilleuse professionnelle de dix ans de plus qu’elles. En découvrant les tirages, Carole Bellaïche est satisfaite de sa séance. C’est la meilleure qu’elle ait faite.
En feuilletant les pages du livre, 25 boulevard Beaumarchais, on découvre des tirages abîmés de jeunes filles d’un autre temps, lascives, comme sorties des malles du Titanic. L’une s’allonge dans l’entrebâillement de la porte ne laissant voir que son visage au regard perdu et romantique quand l’autre, dans sa robe noire, se couche dans les marches de l’escalier telle une fleur évanouie. Ces tirages respirent la nonchalance et les rêves de l’adolescence.
Lorsqu’elle rencontre Dominique Issermann, elle saisit l’occasion et lui parle de cette série : « Je crois que j’ai fait une bonne séance, j’aimerais vous la montrer ». À la découverte de ces photos, la photographe l’incite vivement à poursuivre son travail photographique, car elle a « un truc ».
Photographe des acteurs
Convaincue de son talent, Dominique Issermann lui envoie des acteurs pour qu’elle réalise leur book. Carole Bellaïche n’a alors que 16 ans. Et c’est bientôt le défilé chez elle. « Je ne faisais plus poser mes copines mais photographiais des acteurs et actrices, j’ai profité de toutes ces personnes, et faisais des photos un peu plus adultes. » L’élégance de Gabrielle Lazure, la fragilité d’Emmanuelle Béart, la timidité d’Hippolyte Girardot, la malice de Tom Novembre… Carole Bellaïche capte l’âme de chacun des acteurs qui passent devant son objectif. Elle entamera d’ailleurs plus tard, en 1992, une longue collaboration avec Les Cahiers du Cinéma.
Si Carole Bellaïche noue des relations fortes avec ses modèles, une rencontre sera particulièrement décisive : celle avec Juliette Binoche. « On s’est rencontrées par l’intermédiaire de Romain Brémond et de Dominique Besnehard, avec lesquels je travaillais beaucoup à l’époque, dans le cadre de ma grande série dans les musées. J’avais 21 ans et je préparais une expo dans les musées avec plein de gens de cinéma que j’ai appelés. Ils ont tous dit oui. Binoche aussi. Binoche venait d’être à Cannes, on l’avait remarquée, cette petite jeune fille avec ce nom étrange, cette espèce d’énergie qu’elle avait, ce rire. C’était quelqu’un d’assez singulier par rapport aux autres actrices, elle avait un physique particulier. On s’est rencontrées chez moi et on a commencé à faire 6-7 rouleaux en noir et blanc. C’était très vivant, on s’est très bien entendues tout de suite. On savait qu’on allait faire d’autres choses ensemble et on a préparé la prise de vue dans le musée où elle avait une petite robe noire. Elle s’était fait une image un peu comme dans un tableau. La série dans les musées avec elle était superbe parce qu’elle était très inspirée. »
Cette série scelle le début d’une collaboration artistique intense entre les deux jeunes femmes. Elles se voient régulièrement, préparent ensemble les séances en couchant leurs idées sur un carnet. Au regard des tirages de Juliette Binoche, on comprend ce qui a intrigué Carole Bellaïche, le regard mutin et le visage poupon de l’actrice ne ressemblent à aucun autre et l’actrice se transforme au fil des tirages tel un caméléon. Tantôt jeune fille ado rebelle avec sa cigarette aux lèvres ou en peignoir, tantôt jeune femme fragile et rêveuse avec ses épaules dénudées, femme fatale dangereuse dans sa robe à pois, Marilyn, avec sa perruque blonde platine, Arletty ou Piaf romantique en noir et blanc, ou punk, avec son maquillage dark. Juliette Binoche et Carole Bellaïche se lancent dans un « délire de transformation » et l’actrice devient la muse de la photographe : « Binoche était très inspirante, très vivante, elle avait une énergie, un désir, une curiosité ».
Les acteurs vont et viennent chez Carole Bellaïche pour réaliser leur book, se croisent lorsqu’ils viennent chercher leurs tirages, deviennent amis, se mélangent à la famille de Carole Bellaïche, et aux amis de la famille. « Tout se mélangeait : nous, les trois filles, les acteurs, les amis, les parents, les clients… Une réunion permanente (…). C’est devenu un endroit très vivant, c’est vrai, mais aussi quand on a grandi, qu’on a amené du monde, ça a fait un gros chamboulement. Les parents sont devenus très copains avec tous nos amis. » Carole Bellaïche a d’ailleurs savamment réuni les témoignages de ces visiteurs habitués qui rythment le livre. Juliette Binoche en parle ainsi : « Il est de ces endroits marqués par des esprits, des recoins, des craquements. Ils se prolongent comme des pièces en enfilade, dans une mémoire en avant. Un appartement de famille, un appartement de vieilles âmes, parisiennes certainement, mais venues de loin. Il y a des absents, et bien des présences. Les odeurs se fondent à la lumière qui se reflète dans les objets : métaux précieux d’autrefois, bois anciens, tapis d’Orient qui sont imprégnés dans cet ensemble comme s’ils ne faisaient qu’un. »
Le 25 boulevard Beaumarchais est le témoin de cette vie mouvementée, partagée, familiale et artistique. Carole Bellaïche lui rend hommage comme un acteur de son existence et de celle des autres. Alors quand la famille doit quitter l’appartement, Carole se met à « scanner » l’appartement, souhaitant immortaliser chaque recoin du lieu comme un élément constitutif de son existence et renfermant l’âme de ceux qui y ont vécu et y sont passés. « J’ai pris mon appareil et durant les six derniers mois, j’ai tout mitraillé. J’avais des boîtes et des boîtes de photo. J’ai pris les pièces à différentes heures, j’ai pris pour tout garder, ne rien oublier. J’étais dans une frénésie. C’était à nous, c’était nous en fait, presque comme si on était dans les murs. Il est resté ultra présent pour moi ». Des photos de l’intérieur de l’appartement, comme saisies entre les prises, dévoilent un grand appartement bourgeois où la lumière du soleil est tantôt filtrée par des voilages ou envahit la pièce en un halo lumineux, parcourant meubles et objets (lustres cage ou en cristal, lampe à pétrole à pampilles). Le travail de la lumière ainsi que le grain de la photo permettent presque de distinguer les microparticules de poussière en suspension au – dessus du parquet marbré ancien – qui craque pour sûr. Les prises de vue des enfilades de portes au détour des couloirs bordés de fenêtres à petits carreaux transforment l’appartement en tableau d’Hammershoi. Des étagères renfermant le service de table, les pieds cannelés d’un meuble, des papiers amoncelés sur un bureau, les carafes en cristal posées devant le miroir de la cheminée… Tout est photographié, figé pour l’éternité.
Avec 25 Boulevard Beaumarchais, Carole Bellaïche ouvre les portes de son univers. Comme un vieux coffre à souvenirs qui laisserait échapper des rires et des larmes, 25 boulevard Beaumarchais offre les reliques intimes et sacrées d’une vie familiale bohème et heureuse, dans cet appartement où est née sa vocation photographique. Tous ces visages dans la lumière de cet appartement livrent un condensé d’humanité, entre nostalgie et espérance.
25 boulevard Beaumarchais, de Carole Bellaïche, aux éditions Revelatoer, 192 pages, 42€.
Pour plus d’informations sur le travail de Carole Bellaïche, se rendre sur son site.