En 2019, lorsque Carolee Schneemann, artiste féministe profondément engagée, est décédée à l’âge de 80 ans, le monde de l’art venait à peine de la reconnaître, après l’avoir ignorée pendant des dizaines d’années.
Le sexe et la violence, qu’elle a courageusement représentés, lui ont été des outils pour renverser le statu quo : sa carrière et sa vie avaient beau être en jeu, elle n’en a pas moins rendu hommage au caractère divin de la féminité.
« Carolee Schneemann considérait sa vie et son travail comme un processus incessant de transformation », écrit Lotte Johnson dans le catalogue de l’exposition « Carolee Schneemann: Body Politics ».
« Elle travaillait par couches successives, épissait, tranchait, déchiquetait, collait, superposait, dissimulait, révélait, fracturait, fendait, brûlait, cuisait, activait, mêlait, répétait, repoussait, attirait, démêlait, étreignait. »
Intrépide, intense, implacable : Carolee Schneemann était tout cela, et plus encore. Interrogée, en 2017, à propos de son travail politiquement incorrect, qui lui valait des ennemis dans le camp des sexistes tout autant que des féministes, elle a simplement répliqué que c’était comme de voir un cadavre sur la chaussée, et de réaliser que personne ne le déplacerait, si elle ne le faisait pas elle-même.
Carolee Schneemann, audace et détermination
Née d’un médecin de campagne à Fox Chase, en Pennsylvanie, Carolee Schneemann grandit dans l’émerveillement de la puissance de la nature, et avec une liberté dont peu de jeunes filles jouissent à l’époque.
Schneemann échappe à la corvée des tâches domestiques, imposées au sexe féminin, en accompagnant son père lors des visites à ses patients, et en vient à comprendre le corps comme un paysage en lui-même.
Bien avant que l’on ne considère la carrière artistique comme viable, Carolee Schneemann décide d’obéir à sa vocation, mais son père doute du bien-fondé de l’enseignement supérieur et lui refuse un soutien matériel. Carolee Schneemann ne se décourage pas pour autant.
Elle obtient une bourse d’études à Bard et devient la première femme de sa famille à fréquenter l’université – où le sexisme systémique la frappe de front.
Ne disposant pas de modèles vivants, Carolee Schneemann utilise son propre corps dans l’intimité du dortoir. Des étudiants masculins se faufilent dans sa chambre, font main basse sur son travail, et Carolee Schneemann est expulsée pour « turpitude morale ».
Mais une fois de plus, la jeune artiste est déterminée à avoir gain de cause. Elle sent que son travail a besoin d’une base solide, « parce que si je ne m’inscris pas dans une lignée, je suis anormale, et mon expérience est constamment marginalisée comme étant une exception dans la tradition, l’histoire, le langage », déclare-t-elle dans une interview de 1988.
Artiste, modèle et muse
En 1963, Carolee Schneemann commence à intégrer ouvertement son corps à son œuvre, avec la série de photographies intitulée Eye Body : 38 Transformative Actions for the Camera, un ensemble de tirages argentiques représentant l’artiste dans son atelier, posant au milieu de ses peintures. Dans ces œuvres, elle est artiste, modèle et muse à la fois, subvertissant triomphalement l’archétype du nu féminin, en un acte de revendication que n’oserait aucun artiste masculin.
« Nu, exposé devant l’objectif ou les spectateurs, mon corps n’est plus cet objet sexuel fabriqué par la culture masculiniste, et qu’elle s’attend à voir », écrit Carolee Schneemann en 1976 à propos de cette série.
« Recouvert de peinture, de graisse, de craie, de cordes, de plastique, mon corps est un territoire visuel que je revendique – comme une extension des énergies et des organisations de mes peintures-constructions. C’est mon matériau. Non seulement je fabrique des images, mais je crée les valeurs de l’image avec ma chair, comme un matériau avec lequel j’ai choisi de travailler. Mon corps peut être érotique, sexuel, désiré, désirant mais il est aussi votif : un texte fait de traits et de gestes, déterminé par ma volonté créatrice en tant que femme. »
Cette philosophie guidera Carolee Schneemann tout au long de sa carrière. Ses actes artistiques sont une merveille d’audace, dont le monde de l’art a été plus que long à reconnaître le génie.
Elle commence à mettre en scène des happenings – tels que Meat Joy à Paris, en 1964, où l’on peut voir son corps et ceux de nombreux jeunes hommes et femmes se contorsionner nus sur le sol parmi du poisson, du poulet et des saucisses crus, tandis qu’un public plutôt bourgeois regarde ce magma de chair avec admiration.
Soudain, un inconnu assis dans le public bondit de son siège, pris d’un accès de rage frénétique. Il se jette sur Carolee Schneemann, la traîne hors de la scène et commence à l’étrangler.
Deux spectatrices interviennent, frappant l’homme jusqu’à ce qu’il la libèrent – et Carolee Schneemann reprend aussitôt le cours de sa performance.
« Le message » de Carolee Schneemann
Une grande partie du travail de Carolee Schneemann a été préservé grâce à la photographie, qui nous a livré d’incroyables, ineffables moments, tels que sa performance légendaire de 1975/1977, Interior Scroll.
Ce travail prend sa source dans un dessin de 1974, intitulé Le Message ; l’on y voit une femme extrayant un long morceau de papier plié de son vagin – et une idée novatrice émerge de cette image, un manifeste selon lequel le corps féminin a une histoire à raconter, une histoire qui doit être entendue.
En 1975, Carolee Schneemann reprend cette idée au festival Women Artists Here and Now à East Hampton, dans l’État de New York. Nue sur une table, elle déroule lentement son propre rouleau et le lit, enjoignant les femmes de « devenir conscientes » du sexisme des hommes.
Mais Carolee Schneemann va apprendre que le sexisme n’a pas de genre. Massivement attaquée par les féministes, qui lui reprochent sa beauté classique et sa taille marquée, elle est qualifiée d’allumeuse qui joue un double jeu, en utilisant son physique dans son art pour fasciner les mâles.
Schneemann ne s’attendait guère à une réaction aussi agressive, de la part de celles qu’elle considérait comme des sœurs, dans sa lutte pour l’émancipation et le libre arbitre de leur corps.
Mais insensible aux manifestations de mépris et de manque de respect, Carolee Schneemann va utiliser son corps comme instrument de sa pratique artistique tout au long de sa carrière singulière. Ce n’est qu’à la fin de sa vie que l’on a rendu justice à l’ampleur de sa vision et à son génie.
Les derniers mots d’Interior Scroll ont eu alors un écho : « Vous ne devez RIEN espérer, et profiter de ce qui vous est donné, aussi longtemps que c’est possible, et ne JAMAIS vous justifier, vous laisser guider par ce que vous ressentez, ce que vous portez tout au fond de vous. »
L’exposition « Carolee Schneeman: Body Politics » est présentée jusqu’au 8 janvier 2023 à la Barbican Art Gallery de Londres. Le catalogue de l’exposition est publié par Yale University Press, 45,00 $.