Tôt un matin, dans les années 1990, la photographe Angela Cappetta se promène dans son quartier du Lower East Side de New York, quand elle aperçoit toute une famille s’entasser dans leur voiture, sur la rue Stanton.
Frappée par la scène, elle se sent comme chez elle au milieu de ce qu’elle décrit comme une « cacophonie familiale sur le trottoir », et demande si elle peut prendre quelques photos. A partir de cette rencontre de hasard qui influencera toute sa vie, Angela Cappetta parcourt régulièrement les rues de cette ville qu’elle considère comme sa ville d’adoption.
Enfant sauvage
Quand débute sa carrière de photographe, Angela Cappetta s’installe, faute d’argent, à Alphabet City, enclave newyorkaise où prédomine la communauté noire et latino, et qui s’embourgeoisera par la suite. Avec des clients tels que Marie Claire, Cosmopolitan ou le London Times Magazine, Angela Cappetta est toujours en déplacement. « Je travaillais tellement à l’époque que je bougeais sans cesse et ne pouvais me créer un port d’attache », se souvient-elle. « J’allais photographier des toreros au Mexique. Je travaillais tout le temps. Je suis le genre de photographe qui a toujours besoin d’avoir des projets personnels, sinon je me sens un peu perdue.
Pour contrer l’instabilité de sa vie, Angela Cappetta travaille aussi souvent qu’elle le peut dans les rues de chez elle, guidée par l’intuition d’un point d’ancrage. « Je me promenais avec un Fuji 6×9, parce que personne ne croyait que c’était un vrai appareil photo. On pensait que c’était un jouet Fisher Price, et on n’allait pas m’empêcher de l’utiliser », explique Cappetta, originaire de New Haven, de l’État du Connecticut, l’une des villes qui connaît la plus grande ségrégation raciale et économique aux Etats-Unis.
Benjamine d’un foyer plurigénérationnel, Angela Cappetta ressent un profond sentiment d’indépendance, en raison de son écart d’âge avec son frère et ses parents, beaucoup plus âgés qu’elle. « Je me suis élevée moi-même, pour ainsi dire. J’étais une enfant sauvage de la génération X », dit-elle. « C’était une grande famille, et 90% du temps, on ne prêtait même pas attention à ma présence. Mais je n’avais aucune intimité, et on m’a expédiée dans une autre maison où j’ai dû me passer de mes affaires personnelles pendant des semaines, et pour finir, je me suis retrouvée coincée dans ma chambre. »
Rencontre d’exception
« Ce n’était pas facile d’être un enfant à New Haven. On devait ruser pour rentrer à la maison. Si on était suivi, on devait semer la personne, marcher autour du pâté de maisons ou monter dans un autre bus », explique Angela Cappetta, qui a reproduit ces réflexes lorsqu’elle a emménagé à New York, dans le Lower East Side.
« Je me levais le matin à une heure où je savais que les rues étaient sûres. Personne n’était encore debout, et on était libre de photographier ce qu’on voulait », raconte Angela Cappetta, qui sent comme chez elle lorsqu’elle rencontre une famille latino pleine de vie sur Stanton Street. « Je les ai trouvés adorables, je leur ai demandé si je pouvais les photographier et ils ont dit oui. Ils vivaient dans le quartier et je les ai croisés à nouveau. Plusieurs générations ensemble : cela m’a rappelé ma propre famille. Une version différente – mais c’était la même chose. »
Angela Cappetta se rend finalement chez eux pour les prendre en photo. « La famille vivait dans un immeuble de la rue Stanton : la grand-mère occupait un étage, le père un autre, et la mère vivait au dernier avec la fille », se souvient-elle. « J’entendais la mère dire : ‘Glenda, va voir ton père’, et elle répliquait : ‘Je veux voir grand-mère d’abord’. Après sa visite avec grand-mère, son père la ‘récupérait’ et ils remontaient à étage du dessus. Ensuite, quelqu’un d’autre venait la chercher et elle rentrait chez elle. C’est comme ça que j’ai été élevée. »
Consciente d’un lien profond entre la famille de Glendalis et la sienne, Cappetta consacrera dix ans à illustrer la vie de la jeune fille, qui atteint l’âge adulte dans le New York des années 1990. Qu’il s’agisse de photographier Glendalis chez le coiffeur, dans la rue, ou à des fêtes d’anniversaire – quinceañeras, ou Sweet Sixteens -, Angela Cappetta crée une narration visuelle à plusieurs niveaux de scènes intimes et quotidiennes, dans le chaos ou la paix d’un foyer plurigénérationnel.
Ce n’est qu’au montage qu’Angela Cappetta voit se dessiner une histoire plus vaste. « Cela ne m’a pas frappée pendant quelques années, puis je me suis reconnue dans le rôle de Glendalis vis-à-vis de sa famille », dit-elle. Au départ, elle songe à une saga où elle illustrerait la vie de chaque membre de la famille. Puis une collègue du Musée d’Art Moderne lui suggère de se focaliser sur l’histoire de la jeune fille, et de raconter toutes les autres en relation à celle-ci. Ainsi naît Glendalis: La vie et le monde d’une jeune Latina.
Être là où on doit être
Raconter l’histoire de Glendalis prend plusieurs années à la photographe, de nouveaux chapitres se révélant chaque fois qu’elle a l’argent nécessaire pour acheter ce qu’elle surnomme « une cargaison de pellicules ». Puis elle appelle la mère de Glenda, qui lui donne la permission de lui rendre visite pour la photographier dans sa vie quotidienne.
« C’était comme une drogue », dit Cappetta à propos de ces jours grisants où s’élabore le travail. « La prise de vue était ce que je préférais ; c’était comme une montée de dopamine. Il n’y a que huit poses dans un rouleau, c’est pénible, il faut le changer toutes les cinq secondes. Mais il y a ce moment spécial où une alchimie se produit. Cela ne m’appartient pas, je suis seulement la personne qui est là et enregistre un petit monde. A chaque séance de prises de vue, il y avait toujours une surprise, et quelque chose se révélait.»
Dès le début de ce projet, Angela Cappetta a su qu’il lui correspondait exactement, et elle a poursuivi l’aventure jusqu’à son terme. « Je me souviens que quand elle était toute petite – elle devait avoir 9 ou 10 ans -, je suivais la famille comme s’ils étaient une couvée de canards », dit-elle.
« La meilleure amie de Glenda, Christie, vivait non loin de là, et je les accompagnais. Le père de Christie était le surintendant de l’immeuble, et ils avaient un appartement pour la famille, et un appartement de l’autre côté du couloir transformé en salle de jeux pour leurs trois enfants. Je me souviens que Glenda m’a présentée aux parents de Christie en disant : ‘Oh, c’est Angela. Elle me prend en photo’. Et rien d’autre. »
Glendalis: The Life and World of a Young Latina est disponible en visionnement sur Kickstarter jusqu’au 19 novembre 2022.