Dans leur single de 1992 « Crossover », le duo de rap EPMD dénonce la commercialisation du hip-hop, pointe du doigt les détracteurs d’hier qui aujourd’hui flairent la poule aux oeufs d’or. En 20 ans, cette culture de rue née dans le Bronx, longtemps ignorée par les maisons de disques, et prise pour cible à la fois par le FBI et le Congrès américain, a traversé toute sorte d’épreuves pour devenir aujourd’hui incontournable.
Toujours les artistes hip-hop ont refusé de se plier aux goûts du « mainstream », réinventant continuellement le genre et se faisant les porte-parole des insoumis. « Il faudrait des millions de gens pour nous maîtriser », clame Public Enemy en 1988, ouvrant la voie à l’expression de l’art afrocentrique, de la créativité et de la colère.
En 1989, la Recording Academy des États-Unis reconnait enfin ce genre musical, attribuant le premier Hip-Hop Grammy Award pour la meilleure performance rap à DJ Jazzy Jeff et Fresh Prince (l’acteur Will Smith) pour leur hit « Parents Just Don’t Understand ».
Tournées vers le profit, les maisons de disques ont trouvé « le grand espoir blanc » en la personne de Vanilla Ice. En 1990, ce rappeur de Dallas s’est retrouvé au hit-parade avec son titre « Ice Ice Baby », ouvrant la voie à un autre rappeur blanc, Marky Mark (l’acteur Mark Wahlberg), dont le single « Good Vibrations » a été couronné de succès l’année suivante.
Soudain, l’art inventé « pour nous, par nous » était détourné par des opportunistes, et la culture noire défigurée pour s’adapter aux goûts d’un public moins exigeant. Erick Sermon et PMD (Parrish Smith), les deux membres de EPMD se soulèvent contre la commercialisation de leur musique : « Il paraît qu’il n’y a pas de business meilleur que le show business », rappe Smith dans « Crossover ». « Mais alors, je veux qu’on m’explique ça : les rappeurs sont là depuis longtemps, à faire leur son génial, et je n’en ai pas vu un seul qui ait une vie peinarde. »
Cinq ans plus tard, tout allait changer.
Entre amis
Au milieu des années 1990, le Hip Hop est à la croisée des chemins, en proie à la rivalité entre la côte Est et la côte Ouest. Une rivalité meurtrière qui coûte la vie à ses plus grands artistes : Tupac Shakur en 1996, et Notorious B.I.G. (Christopher Wallace) en 1997.
Quelques jours avant la mort de Wallace, le film Rhyme & Reason du cinéaste Peter Spirer sort en salle. Le documentaire retrace l’évolution du Hip Hop, issu d’une culture D.I.Y. avant de devenir une industrie mondiale rapportant des milliards de dollars. Le film présente des interviews de plus de 80 artistes, dont Tupac, Biggie, Erick Sermon, Parrish Smith, ainsi que des membres du Wu-Tang Clan, Cypress Hill, Fugees et A Tribe Called Quest.
« Je voulais donner à l’Amérique l’opportunité de voir le côté humain de cette musique et des personnes qui la composent. Les relations entre les artistes, leurs familles, amis et parents », écrit Peter Spirer dans son livre récemment paru, intitulé The Book of Rhyme & Reason : Hip Hop 1994–1997. « Je voulais baisser le volume pour que l’on puisse entendre les artistes et connaître leurs pensées non filtrées à propos de la vie, du business, leurs espoirs, leurs rêves, et avoir un regard authentique sur leur monde », poursuit-il. « Je voulais aussi sensibiliser les gens à cette culture incroyable et créer un enregistrement historique de ce qu’était vraiment le Hip-Hop. »
Rhyme & Reason offre un portrait intime de l’underground prêt à triompher. Les artistes féminines d’avant-garde comme Salt-N-Pepa évoquent la toute première fois où elles ont entendu l’une de leurs chansons à la radio : « On était au milieu de la rue, Pepa et son amie ont bondi de la voiture », raconte Salt (Cheryl James) dans le film. « On disait aux gens tout autour : ‘C’est moi ! C’est moi ! C’est ma chanson à la radio !’ »
Le chant des possibles
Après avoir travaillé sur le court métrage documentaire de 1994, Blood Ties : The Life and Work of Sally Mann, Peter Spirer a troqué son 35 mm contre un Rolleiflex Twin des années 1960. Grâce à l’appareil moyen format, il pense Rhyme & Reason comme un grand livre photo.
Le livre et le film forme un acte d’amour, montrant sous un jour humain des artistes mythiques. Dépouillés de la célébrité, les artistes nous semblent tous familiers. Ils deviennent nos copains de quartier, les filles du coin, ces légendes qui ont marqué leur communauté avec des styles qui leur étaient propres.
25 ans plus tard, « les choses ont bien changé », comme le chante le rappeur Notorious B.I.G. Certains artistes ont accédé à la célébrité et sont devenus richissimes, tandis que d’autres sont morts jeunes ou n’ont plus le sou.
Que réserve l’avenir au hip-hop ? Impossible de le dire. Ce témoignage est d’autant plus précieux. « Chaque fois que l’on documente quelque chose, comme l’a fait Rhyme & Reason en 1997, on tente de capturer un moment. Il existe une théorie selon laquelle le succès garantit l’immortalité. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité », écrit le rappeur devenu acteur Ice-T dans l’introduction de la nouvelle édition du livre.
« Mais heureusement, le hip-hop est toujours vivant. Le genre a maintenant cinquante ans, le hip-hop a des cheveux gris », ironise Ice-T. « On peut rencontrer un gars dans la rue qui marche avec une canne, et qui nous dit : ‘Je faisais du breakdance autrefois’ », poursuit-il. Ce mouvement qui était l’affaire des jeunes a atteint sa pleine maturité… Rhyme & Reason est l’un des rares films ayant préservé la mémoire de ce qu’était le hip-hop avant qu’il n’explose vraiment.
The Book of Rhyme & Reason : Hip Hop 1994–1997, éd. Reel Art Press. 49,95 $ / 39,95 £.