Comment rendre hommage en quelques dizaines de mètres carré à la multiplicité de vies de Chantal Akerman, dont le travail à la croisée de l’art, du cinéma et de l’écriture marquera durablement des générations de passionnés ? Cet automne, le Jeu de Paume a relevé le défi. En faisant dialoguer films, installations et archives inédites, l’exposition « Traveling », réalisée avec le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la Fondation Chantal Akerman et la cinémathèque royale de Belgique, met l’accent sur la dimension plastique de l’artiste, que l’on connaît moins, mais qui résonne dans toute son œuvre.
C’est d’abord l’originalité de dispositifs vidéo qui attire le regard, dans deux premières salles noires et feutrées. L’on débute ici presque par la fin, avec « Woman Sitting after Killing », une installation réalisée à partir de la séquence finale du film Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (sacré « Meilleur film de tous les temps » en 2022). 7 écrans qui tous montrent les 7 minutes de ce long plan fixe devenu culte : Delphine Seyrig assise quasi-immobile à la table de sa cuisine – une scène aux apparences banales démenties par le titre de l’installation, et de micro-détails dans la gestuelle du personnage.
Autre pièce majeure de l’exposition : « D’Est, au bord de la fiction », installation créée à partir du documentaire qu’Akerman réalisa en Europe de l’Est après la chute du Mur de Berlin, lors duquel elle tente de prendre le pouls d’un temps perdu entre deux ères, dans ces pays où hier n’est plus, et demain pas encore là. Pas moins de 25 écrans répartis en quatre rangs présentent ces longues séquences hypnotiques, dans une multiplicité d’images dont la fragmentation donne le tournis.
C’est à seulement 17 ans que la jeune Bruxelloise qui chérit autant le cinéma que l’écriture signe son premier court-métrage, Saute ma ville, brûlot prémonitoire où elle s’expose soi-même en ménagère dans une petite cuisine en train de tout détraquer. Aujourd’hui, l’artiste visionnaire, qui s’est donné la mort il y a bientôt 10 ans, fascine par la dimension expérimentale de son œuvre. « Traveling » rend entre autres hommage à cette capacité de créer des ponts entre les disciplines : car Akerman a très tôt sorti le cinéma des salles pour l’emmener dans les musées par exemple, décloisonnant ainsi cinéma, performance, arts visuels, littérature…
La grande salle d’archives frappe ainsi par son contraste avec ce qui précède : lumière blanche, longue table au centre parsemée de scénarios, dossiers, articles… Et aux murs, des panneaux biographiques, patchwork de textes, photos de tournage et coupures de presse qui séquencent sa vie. L’on y comprend combien Akerman faisait fi des cadres et catégories, tant géographiques (elle a été partout, et s’est notamment attachée à filmer les frontières, comme celle du désert d’Arizona, « A Voice in the Desert », où des migrants mexicains tentent de rejoindre les États-Unis) que thématiques (elle s’est frottée à tous les genres, tous les formats, toutes les écoles et registres). Seul fil rouge : un profond désir de liberté.
C’est vers de tout autres contrées que nous emmène un étage plus bas la photographe américaine Tina Barney, née en 1945 dans une famille aisée de la côte Est, et dont le travail a été jusqu’ici assez peu montré en France. En revenant sur quarante ans de carrière de cette portraitiste fascinée par les relations familiales, « Family Ties » et ses grands formats aux couleurs éclatantes constitue la plus grande rétrospective européenne consacrée à Barney à ce jour. L’originalité du dispositif présenté tient entre autres aux textes accompagnant les images : des critiques de différentes époques apportant des éclairages variés sur le travail de Barney côtoient des réflexions de l’artiste elle-même.
C’est dans les années 1970 que Barney commence à photographier, prenant d’abord pour modèles sa propre famille. Son objectif exhibe sans fard les rôles sociaux que chacun se plaît (ou se force) à tenir, les liens complexes entre les êtres et les générations, les conventions et la manière de les transmettre. « Sans doute les gens pensent-ils que je consacre mon travail à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie », écrit-elle ainsi. « […] Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit. » Effectivement, l’artiste donne à voir un « paradis WASP » : bourgeoisie blanche et oisive de la côte est photographiée lors de grandes réceptions, dans des intérieurs qui trahissent un certain nombre de privilèges. Et ce genre de documentation précise des classes les plus aisées n’a jusqu’ici que peu d’antécédents en photographie.
Barney n’insère pourtant ni jugement ni critique acerbe à ses clichés : ils sont plutôt l’occasion d’une introspection et surtout d’une profonde émancipation, l’occasion de bifurquer d’un déterminisme social étouffant. Elle poursuivra cette entreprise d’observation des liens intrafamiliaux avec d’autres, notamment des riches familles européennes, et plus tard, en 2015-2016, elle photographiera les descendants, enfants ou petits-enfants de ses sujets précédents (des clichés présents au tout début de l’exposition). Comme le souligne justement l’un des textes critiques, « la familiarité de Barney avec ses sujets transforme une image qui aurait pu tourner à la satire sociale en quelque chose de plus subtil et de plus révélateur ».
Le travail de Tina Barney marque par son attention au détail, quel qu’il soit. Le cliché « Tom, Phil et moi » la montre entourée de ses deux fils lors d’un barbecue estival : dans cette scène en apparence anodine, se glissent des détails significatifs comme les muscles contractés du cou de Tina, témoignant peut-être d’une période d’adolescence de ses garçons pas si simple pour elle. Le même principe vaut pour « Les demoiselles d’honneur en rose », là encore des proches : « Mon détail favori, c’est le gant de la brune, à droite », raconte Tina Barney. « Son doigt tendu qui touche presque le bord du cadre et son gant de coton blanc amidonné étaient des raisons suffisantes pour tirer cette image. » Citons aussi The Hands, où un père et son fils posent bras croisés dans un mimétisme parfait, interrogeant la transmission – plus ou moins consciente – d’une gestuelle par nos aînés.
« Je veux que chaque objet soit aussi clair et précis que possible afin que le regardeur puisse réellement l’examiner et avoir la sensation d’entrer dans la pièce », écrivait Barney. C’est réussi : en portant une attention soignée à la composition. The Flag par exemple, où trois enfants abaissent le drapeau américain, dans un jeu de parallèle entre les rayures de leurs vêtements et celles du tissu qu’ils descendent. Tina Barney crée des espaces, des histoires, et les extrait de leur temporalité pour les inscrire dans quelque chose de plus grand – le propre d’une œuvre d’art.
« Traveling », de Chantal Akerman, et « Family Ties » de Tina Barney sont exposées au Jeu de Paume, à Paris, jusqu’au 19 janvier 2025.