Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Chantal Akerman et Tina Barney en majesté pour les 20 ans du jeu de Paume

Le centre d’art et lieu d’exposition du jeu de Paume fête ses vingt ans. Cet automne, deux expositions honorent le travail de deux femmes : la photographe américaine Tina Barney dans « Family Ties », rétrospective qui met en avant sa riche carrière de portraitiste, et « Traveling », un travail d’archive considérable autour de l’œuvre plurielle de la cinéaste, artiste et écrivaine belge Chantal Akerman.

Comment rendre hommage en quelques dizaines de mètres carré à la multiplicité de vies de Chantal Akerman, dont le travail à la croisée de l’art, du cinéma et de l’écriture marquera durablement des générations de passionnés ? Cet automne, le Jeu de Paume a relevé le défi. En faisant dialoguer films, installations et archives inédites, l’exposition « Traveling », réalisée avec le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la Fondation Chantal Akerman et la cinémathèque royale de Belgique, met l’accent sur la dimension plastique de l’artiste, que l’on connaît moins, mais qui résonne dans toute son œuvre. 

C’est d’abord l’originalité de dispositifs vidéo qui attire le regard, dans deux premières salles noires et feutrées. L’on débute ici presque par la fin, avec « Woman Sitting after Killing », une installation réalisée à partir de la séquence finale du film Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (sacré « Meilleur film de tous les temps » en 2022). 7 écrans qui tous montrent les 7 minutes de ce long plan fixe devenu culte : Delphine Seyrig assise quasi-immobile à la table de sa cuisine – une scène aux apparences banales démenties par le titre de l’installation, et de micro-détails dans la gestuelle du personnage.

Filming photography of Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Brussels, 1975 CINEMATEK Collections © Chantal Akerman Foundation / Photo: Boris Lehman © Adagp, Paris, 2024
Photographie de tournage de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975 Collections CINEMATEK © Fondation Chantal Akerman / Photo : Boris Lehman © Adagp, Paris, 2024
View of the installation In the Mirror (2007), exhibition “Chantal Akerman. Travelling”, Bozar, Brussels, 2024 CINEMATEK Collections & Fondation Chantal Akerman © Julie Pollet © Adagp, Paris, 2024
Vue de l’installation In the Mirror (2007), exposition « Chantal Akerman. Travelling », Bozar, Bruxelles, 2024 CINEMATEK Collections & Fondation Chantal Akerman © Julie Pollet © Adagp, Paris, 2024
Location photograph of the film Les Rendez-Vous d’Anna, 1978 CINEMATEK Collections & Fondation Chantal Akerman © Babette Mangolte © Adagp, Paris, 2024
Photographie de tournage du film Les Rendez-Vous d’Anna, 1978 Collections CINEMATEK & Fondation Chantal Akerman © Babette Mangolte © Adagp, Paris, 2024
Photogram (excerpt) from one of the 4 films made in 8mm for the entrance exam to INSAS, Brussels, 1967 © Fondation Chantal Akerman / Capricci © Adagp, Paris, 2024
Photogramme (extrait) d’un des 4 films réalisés en 8mm pour le concours d’entrée à l’INSAS, Bruxelles, 1967 © Fondation Chantal Akerman / Capricci © Adagp, Paris, 2024

Autre pièce majeure de l’exposition : « D’Est, au bord de la fiction », installation créée à partir du documentaire qu’Akerman réalisa en Europe de l’Est après la chute du Mur de Berlin, lors duquel elle tente de prendre le pouls d’un temps perdu entre deux ères, dans ces pays où hier n’est plus, et demain pas encore là. Pas moins de 25 écrans répartis en quatre rangs présentent ces longues séquences hypnotiques, dans une multiplicité d’images dont la fragmentation donne le tournis. 

C’est à seulement 17 ans que la jeune Bruxelloise qui chérit autant le cinéma que l’écriture signe son premier court-métrage, Saute ma ville, brûlot prémonitoire où elle s’expose soi-même en ménagère dans une petite cuisine en train de tout détraquer. Aujourd’hui, l’artiste visionnaire, qui s’est donné la mort il y a bientôt 10 ans, fascine par la dimension expérimentale de son œuvre. « Traveling » rend entre autres hommage à cette capacité de créer des ponts entre les disciplines : car Akerman a très tôt sorti le cinéma des salles pour l’emmener dans les musées par exemple, décloisonnant ainsi cinéma, performance, arts visuels, littérature… 

La grande salle d’archives frappe ainsi par son contraste avec ce qui précède : lumière blanche, longue table au centre parsemée de scénarios, dossiers, articles… Et aux murs, des panneaux biographiques, patchwork de textes, photos de tournage et coupures de presse qui séquencent sa vie. L’on y comprend combien Akerman faisait fi des cadres et catégories, tant géographiques (elle a été partout, et s’est notamment attachée à filmer les frontières, comme celle du désert d’Arizona, « A Voice in the Desert », où des migrants mexicains tentent de rejoindre les États-Unis) que thématiques (elle s’est frottée à tous les genres, tous les formats, toutes les écoles et registres). Seul fil rouge : un profond désir de liberté.

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Brussels. 1975 © Chantal Akerman Foundation / Capricci © Adagp, Paris, 2024
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. 1975 © Fondation Chantal Akerman / Capricci © Adagp, Paris, 2024
Chantal Akerman sur le tournage du documentaire Dis-moi réalisé dans le cadre de la collection « Grands-mères » réalisée par Jean Frapat © AFP – Photo : Laszlo Ruszka / INA © Adagp, Paris, 2024
Profile of the actress Vivien Leigh, source of inspiration for the film Golden Eighties, 1986 © CINEMATEK Collections & Fondation Chantal Akerman © Adagp, Paris, 2024 11.
Profil de l’actrice Vivien Leigh, source d’inspiration du film Golden Eighties, 1986 © CINEMATEK Collections & Fondation Chantal Akerman © Adagp, Paris, 2024
Still from the film Dis-moi, 1980 © INA © Adagp, Paris, 2024
Image tirée du film Dis-moi, 1980 © INA © Adagp, Paris, 2024
Still from the film D’Est, 1993 © Fondation Chantal Akerman / Capricci © Adagp, Paris, 2024
Image tirée du film D’Est, 1993 © Fondation Chantal Akerman / Capricci © Adagp, Paris, 2024

C’est vers de tout autres contrées que nous emmène un étage plus bas la photographe américaine Tina Barney, née en 1945 dans une famille aisée de la côte Est, et dont le travail a été jusqu’ici assez peu montré en France. En revenant sur quarante ans de carrière de cette portraitiste fascinée par les relations familiales, « Family Ties » et ses grands formats aux couleurs éclatantes constitue la plus grande rétrospective européenne consacrée à Barney à ce jour. L’originalité du dispositif présenté tient entre autres aux textes accompagnant les images : des critiques de différentes époques apportant des éclairages variés sur le travail de Barney côtoient des réflexions de l’artiste elle-même. 

C’est dans les années 1970 que Barney commence à photographier, prenant d’abord pour modèles sa propre famille. Son objectif exhibe sans fard les rôles sociaux que chacun se plaît (ou se force) à tenir, les liens complexes entre les êtres et les générations, les conventions et la manière de les transmettre. « Sans doute les gens pensent-ils que je consacre mon travail à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie », écrit-elle ainsi. « […] Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit. » Effectivement, l’artiste donne à voir un « paradis WASP » : bourgeoisie blanche et oisive de la côte est photographiée lors de grandes réceptions, dans des intérieurs qui trahissent un certain nombre de privilèges. Et ce genre de documentation précise des classes les plus aisées n’a jusqu’ici que peu d’antécédents en photographie. 

Family Commisson With Snake (Close Up), 2007 © Tina Barney
Commission familiale avec serpent (gros plan), 2007 © Tina Barney
The Childrens Party, 1986 © Tina Barney
La fête des enfants, 1986 © Tina Barney
Jill and Polly in the Bathroom, 1987 © Tina Barney
Jill et Polly dans la salle de bain, 1987 © Tina Barney

Barney n’insère pourtant ni jugement ni critique acerbe à ses clichés : ils sont plutôt l’occasion d’une introspection et surtout d’une profonde émancipation, l’occasion de bifurquer d’un déterminisme social étouffant. Elle poursuivra cette entreprise d’observation des liens intrafamiliaux avec d’autres, notamment des riches familles européennes, et plus tard, en 2015-2016, elle photographiera les descendants, enfants ou petits-enfants de ses sujets précédents (des clichés présents au tout début de l’exposition). Comme le souligne justement l’un des textes critiques, « la familiarité de Barney avec ses sujets transforme une image qui aurait pu tourner à la satire sociale en quelque chose de plus subtil et de plus révélateur ».

Le travail de Tina Barney marque par son attention au détail, quel qu’il soit. Le cliché « Tom, Phil et moi » la montre entourée de ses deux fils lors d’un barbecue estival : dans cette scène en apparence anodine, se glissent des détails significatifs comme les muscles contractés du cou de Tina, témoignant peut-être d’une période d’adolescence de ses garçons pas si simple pour elle. Le même principe vaut pour « Les demoiselles d’honneur en rose », là encore des proches : « Mon détail favori, c’est le gant de la brune, à droite », raconte Tina Barney. « Son doigt tendu qui touche presque le bord du cadre et son gant de coton blanc amidonné étaient des raisons suffisantes pour tirer cette image. » Citons aussi The Hands, où un père et son fils posent bras croisés dans un mimétisme parfait, interrogeant la transmission – plus ou moins consciente – d’une gestuelle par nos aînés.

The Entrance Hall, 1996 © Tina Barney
Le hall d’entrée, 1996 © Tina Barney
Tina Barney’s self-portrait. Rhode Island, 2023 © Tina Barney
L’autoportrait de Tina Barney. Rhode Island, 2023 © Tina Barney
Tim, Phil and I, 1989 © Tina Barney
Tim, Phil et moi, 1989 © Tina Barney
The Daughters, 2002 © Tina Barney
Les filles, 2002 © Tina Barney
The Reception, 1985 © Tina Barney
La réception, 1985 © Tina Barney

« Je veux que chaque objet soit aussi clair et précis que possible afin que le regardeur puisse réellement l’examiner et avoir la sensation d’entrer dans la pièce », écrivait Barney. C’est réussi : en portant une attention soignée à la composition. The Flag par exemple, où trois enfants abaissent le drapeau américain, dans un jeu de parallèle entre les rayures de leurs vêtements et celles du tissu qu’ils descendent. Tina Barney crée des espaces, des histoires, et les extrait de leur temporalité pour les inscrire dans quelque chose de plus grand – le propre d’une œuvre d’art. 

« Traveling », de Chantal Akerman, et « Family Ties » de Tina Barney sont exposées au Jeu de Paume, à Paris, jusqu’au 19 janvier 2025.

Vous avez perdu la vue.
Ne ratez rien du meilleur des arts visuels. Abonnez vous pour 9$ par mois ou 108$ 90$ par an.